Je dois tout d'abord préciser qu'étant psychologue et travaillant avec une population alcoolique adulte, le sujet abordé dans le livre ne m'était pas inconnu, que du contraire, de même que ses auteurs, qui ont déjà peu ou prou jalonnés mon propre parcours. Quelque part en entamant l'ouvrage, j'ai une attente certaine, tout en imaginant peu "apprendre"...
Le livre s'adresse aux parents, éducateurs et intervenants de première ligne, mais aussi aux adolescents eux-mêmes. Dès lors il souhaite développer un ton audible et ne pas être assommant de théories ou chiffres et statistiques.
Le livre se veut objectif et éviter la sur-crainte qui se développe notamment dans le chef des parents. Des excès existent c'est sûr mais les auteurs veulent les relativiser et les contextualiser.
Dans l'avertissement débutant l'ouvrage, on peut lire ceci : "Ce qu[e ce livre] dit correspond à ce qui se dit en consultation, en conférence ou en intervision et s'est avéré, à l'usage, porter secours aux gens. »
Qu'en pense-je ? Je ne suis pas emballé, ce livre n'est pas un mauvais livre, mais je le trouve insatisfaisant, je ne suis pas sûr qu'il atteint les objectifs précités. On a parfois l'impression d'un manque de cohérence ou de consistance et de liant entre les chapitres. Comme si on avait un peu accumulé divers articles (qu'on peut trouver un peu partout) et qu'on avait artificiellement voulu les faire coïncider en un tout. Et ensuite, pouf, une post-face qui ne couronne pas spécialement ce tout, un rien pataud. Mais pour les personnes qui n'ont pas lu beaucoup d'articles ou d'ouvrages sur tous ces sujets, il y trouveront un certain compte et seront moins déçus que je ne le suis. Ils y trouveront une découpe qui a le mérite d'empêcher de s'endormir ou de voir son attention perturbée par un appel de Twit ou celui d'un vrai oiseau bleu (disons un moineau bleu). J'attends quant à moi une version 2.0, plus liée et liante. Plus aboutie, plus adulte ? Pour être objectif, je reconnais sans difficulté qu'il y a des moments et passages intéressants où un vrai point de vue et un engagement « politique » ainsi qu'un certain courage transpirent !
Un problème selon moi : si on veut s'adresser aux jeunes il faudrait encore plus leur laisser la parole et ne jamais la trahir. Or que les auteurs le veuillent ou non leurs textes ne font pas jeune, James Dean ne fait plus rêver, Bouvard n'existe plus, et la bamboche non plus, le doc de Fun Radio ne parle sans doute pas du tout aux plus jeunes... Je pourrais trouver encore d'autres exemples. Rédhibitoire à mon avis... (Dieu sait si j'ai adoré Demian, de
Hermann Hesse, mais je ne suis pas persuadé qu'en y faisant référence, ils donnent envie aux lecteurs de lire ce chef d'oeuvre... (J'espère me tromper!))
Point fort : le livre aborde de façon ni prude ni sensationnelle la sexualité et le rapport au corps, crucial à l'être humain en devenir et à l'être humain tout court. Ce regard est pour moi réussi.
Les auteurs souhaitent faire évoluer, vers plus de réalisme ou de réalité, les représentations des adultes concernant les jeunes et la consommation d'alcool et de drogue, en ce sens c'est aussi réussi.
Voici un rien plus de développement :
L'introduction de
Jean-Pierre Jacques, co-auteur, fait place à un ado qui s'exprime (bien vu!)... Mélange d'interrogations et de mauvaises réponses, un monde fou qui impose plus ou moins subtilement et des consommations qui dérivent...
Deux extraits : "Il est plus facile de se trouver un dealer en pleine nuit qu'un médecin."
"Nous ne sommes pas dupes, mais nous choisissons la jouissance pour oublier la tristesse du monde à venir."
Voilà l'impression en tête, passons au corps.
Le premier chapitre remet en perspective l'alcool, en tant que produit psychotrope, au sein de notre culture. Pas pareil dans les autres cultures, ou pas ou plus. L'ambiguïté est de mise et il va falloir en sortir... Différents usages, et alcool comme lubrifiant social.
Le deuxième chapitre explique le rôle de l'apprentissage familial est peut un peu étonner, préconise le dialogue parents-enfant, une certaine "initiation au "bien-boire"". Il réexplique en outre le rapport avec les "pairs" et la volonté des alcooliers de toucher de nouveaux publics dont les jeunes (et les femmes) font partie...
Le troisième chapitre aborde les raisons de boire pour les jeunes...
La fête, les questionnements existentiels, mais aussi de quelle consommation s'agit-il. Ce chapitre est fort intéressant et assez original dans son abord, son contenu-même, et le ton de l'expérience de
Jean-Pierre Jacques (s')éveille.
Le quatrième chapitre explique les liens ambigus et contradictoires des médias, de l'Etat, des alcooliers, des publicitaires... Et des citoyens et politiques...
"... les acteurs du secteur des assuétudes sont couramment confrontés à la prise de mesure sécuritaires qui évitent de se poser certaines bonnes questions."
Dans le bon choix des termes, remise en question du "binge drinking" : sortir d'une vision quantitative qui n'a que peu de sens et opter pour une définition plus qualitative des consommations.
Aspirer à garder à l'oeil et dans ses discours la nuance et la complexité.
Chapitre 5 : Les publicitaires savent pourquoi
Constat clairement accablant du rapport inégal entre publicité et prévention.
Dénonce les techniques de persuasion et moyens mis en oeuvre par les alcooliers pour vendre, appâter... bien résumés et synthétisés. Intéressante, la technique de « la disjonction » : l'alcool conduit à découvrir une autre dimension, un monde parallèle, plus exaltant, plus fou, plus drôle que le monde normal. Avec une mise en avant positive des perturbations liées à l'ivresse. Les alcooliers cherchent à renforcer l'auto-affirmation de soi des jeunes en mettant en évidence la recherche d'une expérience fantastique, procurée par les consommation du produit. »
Le côté incontrôlable ou peu régulable de tout une frange de messages commerciaux actuels, notamment sur Internet... Ou l'intégration insidieuse de « codes de bonne conduite » des acteurs pour mieux les détourner... L'éthique publicitaire a du chemin à faire.
Pistes proposées par
Martin de Duve : la création d'un Conseil fédéral de la publicité ; la suppression de la publicité pour les produits alcoolisés (à l'instar des autres produits psychotropes).
Des choix politiques à faire, ou une pression citoyenne à augmenter...
Chapitre 6 : Génération jouissance
Jean-Pierre Jacques développe d'abord la création « historique » d'un enfant désiré, dont les droits ont augmenté, auquel un amour trop inconditionnel est donné, un amour, très bien, mais une éducation aussi.
« ... Aimer quelqu'un pour qu'il nous quitte, cela demande un travail psychique. Bien sûr, cet amour pour l'enfant est fondamental. On sait très bien que si un enfant n'a pas été aimé, s'il a été négligé, cela donne souvent des catastrophes. On reçoit en consultation des gens qui savent de source sûre qu'ils n'ont pas été aimés. C'est pour eux une malédiction dans l'existence. Mais n'être qu'aimé sans être éduqué, c'est aussi une malédiction. Cela mérite qu'on insiste : l'amour parental implique donc un devoir d'éducation. »
Critique de la société postmoderne d'un hédonisme immédiat, tyrannie du plaisir, dérégulations de toutes parts, capitalisme de la séduction. Jacques parle du fossé générationnel qui s'accentue entre les « digital natives » et les parents périmés... comme les objets programmés à être dépassés et déclassés, obsolescence programmée.
Un savoir qui n'est plus aux mains d'un petit nombre mais accessible à tous, sur Internet... Discrédit des personnes des générations antérieures... Voire « inversion des pôles du savoir ».
Les héros actuels sont
Steve Jobs, Mark Zuckerberg... ou des idées de génie qui suffiraient pour atteindre le graal, « sans travailler »... ?
Les parents se saignent pour que leurs enfants chéris aient de la valeur, via une consommation de jouets puis de produits high-tech accédant ainsi « à un monde de jouissance. »
« Entre la sublimation que réclament l'étude et des objets de jouissance au sens très large, il y a une rivalité poussée à un point inégalé. [...]
Aujourd'hui seul des ados terriblement névrosés consentent encore à étudier de longues heures. »
Petite précision : « Nous parlons de jouissance dans les sens ordinaires du mot, comme le Larousse en ligne nous les donne : « Plaisir intense, intellectuel ou moral, que l'on tire de la possession de quelque chose ou de la connaissance : Les jouissances de la poésie. Libre disposition de quelque chose : Avoir, garder la jouissance de son appartement. »
Thèse : Comme cette société pousse à la consommation d'alcool (et de drogues) et que cette consommation augmente, il est logique, statistique que plus de personnes tombent dans une situation problématique ou de maladie alcoolique... Les explications étant plus sociales-sociétales que relevant de la psychopathologie individuelle.
Chapitre 7 : Rites d'initiation et pratiques à risque
Une société où les rites initiatiques n'existent plus, un passage à l'âge adulte plus compliqué, le sortir de l'enfance, l'ordalie, quelques thèmes qu'on retrouve dans tous les livres sur l'adolescence, peu ou prou, sont abordés ici. Je retiens l'idée de bricolage de pseudo-rites d'initiation par les jeunes.
Chapitre 8 : L'adolescence, un mauvais moment à passer
Jacques décrit l'adolescence, ses affres. C'est lisible, sans difficulté, mais pour moi c'est un peu court, ou un peu trop long... On peut parler de l'enfant pervers polymorphe mais lors peut-on l'expliciter un peu plus, impression qu'on sort des théories remâchées, un rien pénibles, mais que ça ne sert pas si bien que ça le propos... Je suis sur ma faim. L'adolescence est abordée dans tellement d'ouvrages, certes il faut bien le faire aussi, mais ce n'est pas très convaincant, par rapport à la cible, au lectorat visé. Ce qui me gêne aussi c'est ce sempiternel discours psychanalytique (interdit de l'inceste, oedipe etc.), à croire que seul celui-ci existe et a une valeur...
L'alcool y joue pour Jacques un rôle de voile, d'anesthésiant de pulsions et désirs, d'éteignoir, pour ne plus (accepter d') évoluer. Ou le jeune se lie et s'aliène dans l'alcool pour ne plus pouvoir investir une relation adulte et saine avec un partenaire amoureux, la crainte de l'insatisfaction au risque de la vie.
"On conclura, de façon elliptique, que l'alcool est une substance bien commode. Elle sert aussi bien à sortir de l'enfance et de l'adolescence, qu'à s'y éterniser. Ses propriétés sont multiples. Elle donne du courage au poltron, lui permettant de s'exposer à des risques qu'on n'affrontera pas à jeun. Et à l'inverse, elle tamponne et endort les exigences de la libido, permettant de s'abstenir des risques de la vie amoureuse. Cette pluralité de fonctions explique le succès millénaire de l'abus d'alcool, succès qui n'est pas près de cesser.
Dans le chapitre suivant, Jacques propose de mieux cerner qui sont ces jeunes, pas un bloc compact, mais une diversité d'individus.
L'objectif : "Sans pour autant nier les risques ou les difficultés, nous avons l'espoir que cet ouvrage participera à apporter les nuances nécessaires pourouvrir le dialogue vers le jeune plutôt que de renforcer les craintes et les angoisses de l'adulte."
L'auteur répète plusieurs fois que les plus grand consommateurs restent les adultes, les jeunes étant plus vulnérables au produit (notamment au niveau cérébral).
Ensuite l'auteur décline avec trop peu de développement le concept freudien de pulsion de mort et d'auto-destruction... de nouveau, trop ou trop peu est dit, Dans l'idée de complexifier le débat, c'est un contre-sens.
Dans le chapitre suivant, on invite à écouter la révolte (contre les autorités) des jeunes, plutôt que des les briser dans une lutte de force... Que nous dit le jeune... Que nous dit ce symptôme.
"... cette révolte peut être liée au trop grand pouvoir que les parents ont accordé à l'enfant, cet enfant trop désiré, trop sacré, trop vénéré. Il peut s'agir alors d'une réaction logique de l'adolescent confronté à des adultes qui ont trop bien consenti à se laisser périmer ou à se laisser assujettir par leur progéniture."
Avec la révolte ou après la révolte, la soumission. Soit la dépendance.
La perte de contrôle du sujet sur ses actes est désormais un des critères essentiels dans l'établissement du diagnostic psychiatrique pour établir le diagnostic de dépendance.
Suit un chapitre entier et nécessaire sans douter toujours dans l'optique de rassurer parents et éduquants. Sur le bien-boire, sur l'éducation à l'alcool en vue d'orienter son enfant dans un consommation et des comportements "sains" en lien avec l'alcool et le produit alcool. Sans doute ce chapitre parlera aux lecteurs.
Le chapitre suivant "Comment parler d'alcool" est entièrement consacré à ce que
Martin de Duve considère comme ce qui fait prévention. Beaucoup de banalités à mes yeux, mais le pire est sans doute que ce soit un chapitre nécessaire pour nombre, nombre personnes...
Un citation pour évoquer l'esprit du chapitre : "... lorsque nous apprenons à conduire, les instructeurs d'auto-école nous rappellent que le meilleur moyen d'éviter un obstacle qui surgit consiste à viser du regard l'échappatoire plutôt que l'objet à éviter. Agissons de même lorsque nous communiquons en prévention. Nous préférons généralement nous voir autoriser quelque chose plutôt que d'interdire. Valorisons donc plutôt les comportements positifs que les pièges à éviter."
Le rapport aux médias et la communication qui "plaît" généralement aux ados sont bien décrits et compréhensibles et aident à réfléchir.
Un paragraphe sur la réduction des risques. le risque étant inhérent à la vie même.
Un autre paragraphe intéressant sur le storytelling social ou se servir des armes des publicitaires à des fins utiles ! Hélas de Duve n'approfondit pas en nous expliquant par exemple, comment faire ?!
Faire agir les jeunes sur le cadre et les règles, les élaborer avec eux : piste !
Exercer un lobbying social (pro-prévention) sur les politiques... Mais là encore, le livre explique qu'on est nulle part en ce domaine contrairement aux lobbys pro-alcool...
Jacques met un accent intéressant dans la prévention sur le fait qu'aborder le côté éthique (ou identitaire) des choses est bien plus compliqué que d'aborder le côté technique : parler d'amour, comme jouir de la vie, pourquoi on se sent seul vs parler de sida, préservatifs...
Autre leitmotiv : valoriser et utiliser la créativité des jeunes.
Un chapitre sur l'intervention : comment, quand... La question de la demande (oublier, sortir de l'attente d'une demande claire et nette, en bonne et due forme). Comment aider le jeune à retrouver confiance dans la parole, dans un dialogue.
Jean-Pierre Jacques intiment les parents dont l'ado se refuse de consulter, de venir eux-mêmes, avec ou sans lui, ce qui a déjà des effets bénéfiques, indirects. Et qui peut apaiser la grande angoisse des parents.
Le livre se conclut sur une non-conclusion qui en effet ne conclut rien. Sorte de queue de poisson.
Queue de poisson qui s'accentue avec la post-face d'Ann d'Alcantara qui expose de façon trop brève sa vision de l'adolescence, et le centre thérapeutique qu'elle dirige. Je trouve ça trop juste, un peu court jeune homme... Somme toute, c'est l'impression globale que j'ai du livre.
En annexe, le conventionnel test CAGE.
Et pour finir, et "en savoir plus", une "bibliographie et filmographie partielle et partiale" qui contient des pièces assez variées, du roman léger, au dramatique, des essais et articles plus spécifiques et scientifiques, et enfin quelques films dont le choix en effet est partiel et partial. Ce qui n'est pas un défaut à mes yeux.