Tout est dans le titre, maintenant que j'y pense. Quoi que, "Les polynonymes" aurait peut-être mieux convenu. En tous cas, des gens pour lesquels l'identité ne compte pas vraiment, des gens qui se sont mis en marge et agissent avec un statut plus proche de la machine que de l'humain. Même si leur humanité est là, bien là, et finit par les sauver tout en les condamnant.
Oui, c'est un peu obscur ce que je raconte là. Faut lire le livre, quoi.
Ça commence comme un polar, des femmes battues puis tuées, peut-être un serial killer, en la bonne ville de Washington.
Bonne ? Disons, en la ville de Washington.
Eh, c'est que sous ses allures placides, elle n'est pas bonne bonne, cette ville qui loge le pouvoir. Une démocratie, oui bien sûr. Des zones d'ombres ? Oui, fatalement.
Et sous la plume d'
Ellory, on y pénètre lentement, dans ces zones d'ombre, avec ces gens pour qui l'identité ne veut plus dire grand chose.
Curieusement, je venais de finir "Les six jours du Condor", dans lequel une modeste annexe de la CIA est décimée jusqu'à l'avant-dernier de ses grattes-papier. On tue froidement, l'Agence sait ce qu'elle fait, nothing personnal, c'est juste que pour leurs ptites affaires, ces gens-là, morts, les arrangent mieux que ces gens-là, vivants.
Et en entrant dans
Les Anonymes, pour suivre l'enquête du commissaire Miller le fatigué et Roth son adjoint, on ouvre des portes, et de couloir en couloir, de serrure en serrure, on quitte le polar pour plonger dans les basses oeuvres. Ou des gens sont plus arrangeants, morts, que vivants.
L'anti-américanisme m'a toujours gonflée. Rendre Lézaméricains (en un mot) coupables de tous les maux de la terre, c'est un peu simplet, et quelque part, comme toute généralité, c'est raciste. Les Américains, c'est une multitude de gens incroyablement différents, avec des histoires incroyablement différentes, un court passé d'une richesse incroyable, tout pétri de violence, de la pure de la dure violence. Mais aussi des génies qui continuent à me fasciner, en musique, en cinéma, en littérature. La liberté en étendard, la consommation en dogme. On a tout l'éventail des injustices, et tout l'éventail des possibilités.
Alors non, Lézaméricains ne sont pas responsables du malheur du monde, je me refuse à le croire. Par contre, que des hommes d'état, des présidents ou gouvernements, se soient rendus coupables de saloperies, très tranquillement, pour leurs intérêts pas forcément reluisants, j'y crois. Pas tous hein, on n'est pas obligé de mettre tout le monde à la poubelle. Et puis parmi ces hommes d'état ayant donné des ordres pour intervenir ici, détruire là, il y en avait peut-être des sincères. Va savoir.
Et alors, ya un conglomérat d'êtres particuliers, appartenant à une machine de catégorie pieuvre géante, qué s'apélorio CIA. Encore elle. En principe, la CIA est au service du Président. Lui obéit sans demander d'explications. Théoriquement, président, gouvernements et CIA ne sont obsédés que par une chose : le bien de la nation.
Oui, ils savent mieux que nous. Si on vous le dit !
Par exemple, ces gens de la CIA ont décidé, depuis les années 50 jusqu'à la chute du mur, qu'il y avait une plaie sur terre contre laquelle il fallait lutter de toutes ses forces, par tous les moyens. le communisme. Il parait que la guerre froide a coûté au pays non des milliards de dollars, mais, accrochez vous, des milliards DE milliards de dollars… Etalés sur quarante ans, d'accord, mais ça reste une somme croquignolette…
Et ça a coûté beaucoup de vies au passage. le sale boulot de la CIA. Pour que l'image des présidents et gouvernements reste propre, ils se chargent sans états d'âme du sale boulot.
Je ne connaissais pas l'intensité de la saleté du boulot qui a été commise par la CIA au Nicaragua. Oui, le Brésil, oui, l'Argentine, oui le Chili, le plus connu, mais le Nicaragua, je n'avais pas suivi. C'est qu'un gouvernement de gauche, élu, pour la CIA c'était un gouvernement communiste, à détruire. Et ils y ont été à la pelle, au Nicaragua (entre autres). Leurs exactions n'ont rien à envier au sadisme d'un hamass tout récemment, d'un autocrate russe encore en action, des nazis un peu plus tôt, des khmers rouges, de la garde rouge chinoise ou de l'armée rouge soviétique. Cette barbarie du corps à corps, ce qu'un humain peut faire subir à un autre être humain, frontalement.
Pour obéir aux ordres. Ordres donnés pour le bien de la nation.
"Ils dorment comment, les sadiques ?" demandais-je, atterrée par la violence qui revient jaillir dans l'actualité. Dans le film "The Card counter", le sujet est évoqué, l'homme qui compte les cartes est un ancien gardien de Guantanamo,
et il dort mal.
Le livre d'
Ellory brasse encore d'autres questionnements, je ne révèle pas tout, il y a des surprises. Il va au bout de la logique du mal, ces hommes (et femmes) transformés en machine, des hommes quand même, l'étrange vie de ces gens, et puis la vie sur terre. Qui semble bien terne, après tout ça. Mais qui est la seule qui mérite qu'on se donne du mal.
Est-ce un bouquin philosophique ? Eh, pas loin.
On ne l'engouffre pas, ce roman. On avance pas à pas, on suit les états d'âme et découvertes de Miller l'enquêteur, et on apprend des choses. C'est du lourd, c'est du dense. Il y a de l'âme dans les personnages, on les voit vivre, on s'attache. Une belle plongée. Trouble.
Notez Bien : je suis sur le Q qu'un écrivain puisse raconter ça aussi nettement, avec les vrais noms (pour les pontes de la CIA et les présidents successifs), en dénonçant point par point cette infernale machine, et être publié tranquillement. Ça serait le paradoxe de l'Amérique, un peu. Ni
Ellory, ni Grady pour le Condor (qui lui, ne raconte pas une histoire vraie), ni un
Ellroy avec ses
American Tabloids ou un
Don Delillo avec son
Libra, n'ont été emprisonnés dans un goulag, et encore moins assassinés sordidement dans une ruelle sombre.
Ce qui m'amène à cet autre paradoxe : différents présidents américains ont commis des ingérences meurtrières dans plusieurs conflits (comme le Vietnam) ou politiques étrangères (comme ce Nicaragua, donc). Sous prétexte de lutter contre le communisme. Ils ont dû faire, par leurs interventions, des dizaines voire des centaines de milliers de victimes dans des circonstances atroces.
Et le communisme a fait des dizaines, voire des centaines de millions de victimes. Dans des circonstances atroces.
Youyou, l'être humain, ça te dirait pas, un peu de calme ? Un siècle ou deux, juste pour voir.