Monseigneur Épalle, qui était un excellent évêque, ami de ses prêtres et de ses frères, fit une observation au capitaine sur la parcimonie avec laquelle il nous traitait. « Ah ! vous vous plaignez, lui répondit celui-ci. Ignorez-vous donc que c’est par générosité que je vous donne mille petites friandises le dimanche. Pour vous faire connaître nos positions respectives, je ne vous donnerai que ce qui vous est strictement dû, et désormais, le dimanche, vous serez traités aussi mal que les jours ouvrés. Vous vous contenterez de galettes dures, de morue, de bœuf et de jambon salés. » Puis il grognait entre ses dents : « voyez donc, le poisson salé n’est pas assez bon pour ces c… de Français. Salt fish is not good enough for pigs french. »
Peu à peu [les Naturels] prirent goût à ce petit commerce et vinrent offrir à nos gens leurs plus belles armes, leurs bracelets de dents humaines. Ils se hasardèrent même, quoique timidement, à proposer la vente d’un petit enfant. Les matelots se gardèrent bien de l’acheter, mais ils s’intéressaient à la petite créature qu’on mettait en vente, et les Sauvages, pour mieux exciter les Européens à conclure le marché, faisaient lever le petit enfant, montraient ses bras, ses jambes, sa tête, comme pour dire qu’il était bien constitué. Nous éprouvâmes un vif sentiment de pitié pour ce petit malheureux que nous ne pouvions délivrer, et qui probablement servirait à régaler les Sauvages dans quelque fête de cannibales.
Deuxièmement, messieurs, nous devons nous soucier que le mensonge et l’incrédulité ne nous précèdent pas dans ces différents pays qui sont si prometteurs. À la vérité, certaines de ces tribus sont encore composées d’Indigènes pas du tout civilisés, mais elles n’ont pas dévoyé les grâces du Seigneur. Elles n’ont pas la triste habitude d’une corruption raffinée telle qu’on la rencontre dans nos sociétés européennes. Ils n’ont pas encore appris à être suspicieux de tout.
Mgr Épalle revint en France avant son départ pour sa nouvelle mission. C’était un homme âgé de trente-cinq ans. Du reste, il ne se faisait aucune illusion sur le sort qui l’attendait dans ces parages inhospitaliers peuplés de cannibales, et où l’on ne peut guère planter la foi et la civilisation qu’au moyen du sang des premiers missionnaires. Il le disait ouvertement, et, en faisant ses adieux à ses amis de France, il leur annonçait la prochaine nouvelle de son trépas. Puisse ce sang d’un saint évêque être une semence de vie pour ces pauvres peuples ensevelis dans les ténèbres de la mort, décimés par la misère, les guerres et l’anthropophagie.
Mais le plus extraordinaire, c’est que son nom est encore plus connu là où lui-même avait cru avoir échoué, là où se trouvait le but de sa vie, là où il mourut en martyr. Là-bas, à l’autre bout du monde, son passage fut éphémère mais son aura éternelle. La preuve ? En 1982, afin de rendre hommage à ses martyrs, une école privée du nom de Bishop Catholic Epalle School fut fondée par l’Église Romane Catholique au cœur des îles Salomon, à Honiara précisément. Cette école est devenue une des plus vivantes et actives de l’archipel. Elle porte et défend fièrement son nom !
Un canal oublié, de Givors à La Grand-Croix
de Christian Epalle, Atramenta, 2012
Le livre du canal de Givors !
Musique : Goliwog's Cakewalk de Claude-Achille Debussy (22 August 1862 -- 25 March 1918) par US Air Force Band (Domaine public)