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EAN : 9782234088863
208 pages
Stock (12/01/2022)
4.08/5   72 notes
Résumé :
Cassandre est rousse, frisée et haïe des autres enfants. On l’appelle le Caniche. Elle aime Camille, un garçon très beau et fou de chevaux. Un jour, elle se rend chez un voyant pour connaître son avenir. Mais la séance tourne mal. Le cartomancien lui révèle cinq prophéties terrifiantes qui ne cesseront, au cours de sa vie, de la hanter.

Presque le silence raconte la vie d’une femme en dix chapitres, de son enfance à sa mort. Une vie qui traverse dix... >Voir plus
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Julie Estève relate dans ce roman Presque le silence le destin tragique d'une femme confrontée à l'effondrement du monde. Projections climatiques nourries jusqu'à l'extrême, conscientisation de l'homme, ce roman mène à tambours battants une histoire terrible et addictive.

On suit ici l'histoire de Cassandre depuis son plus jeune âge. Petite rouquine sauvage, elle sera la risée de ses camarades de classe et victime d'harcèlement scolaire durant des années. Ce qui la tient debout, c'est son amour de petite fille pour Camille, le bellâtre du lycée. Cassandre est élevée par son grand-père à qui elle voue un fort attachement. A son décès, meurtrie, abimée, elle retournera chez ses parents auprès d'un père qui ne sait aimer que les animaux dont les volatiles en particulier.

Un envie urgente la consumme de savoir si Camille l'aimera un jour ailleurs que dans ses rêves. Elle consulte un voyant qui lui prédira cinq prophéties terrifiantes. Ces prophéties viendront la hanter durant les années à venir et apparaitront aux lecteurs au fil de l'histoire. Même si la plus terrifiante est révélée d'entrée de jeu: « à tes quarante-quatre ans, le monde s'effondrera. »

J'ai été happée sans difficulté dans ce roman où les chapitres sont courts, parfois une ou deux lignes, tout au plus 3, 4 pages. Une construction qui rend la lecture prenante.

La vie de Cassandre passe à toute vitesse, peut-être un peu trop vite pour moi pour m'attacher au personnage central. le déclin du monde est bien rendu avec des images chocs qui montent crescendo. La fin m'a particulièrement séduite et tenue en haleine. L'auteure nous offre des réponses qui tiennent la route et auxquelles je ne m'attendais pas. La couverture avec ce perroquet en filigrane prend sens, le titre devenant une évidence.

L'histoire aurait peut-être gagné à être plus fournie et plus dense car 280 pages pour condenser toute la vie d'une femme et la fin du monde, c'est peu en quelque sorte. Ne fut-ce que pour s'installer au plus près de l'héroïne mais aussi de toutes les questions climatiques que suscite ce roman. Ceux qui ont un penchant pour des lectures accessibles dénuées de détails à foison, Presque le silence pourrait vous plaire. L'écriture à ce petit quelque chose de très visuel et sensoriel à la fois. On voit et ressent assez facilement les images apocalyptiques qui parsèment ce roman. Les tourments de Cassandre sont de plus en plus palpables frôlant à mesure des années la folie, la démence, la peur, l'impuissance.

Presque le silence, l'histoire d'une femme parmi tant d'autres qui vivra de l'intérieur le tragique destin de notre terre ravagée par la folie des hommes.
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Elle a onze ans et c'est auprès de Pépé Jean qu'elle apprend la pêche, l'histoire de sa famille et l'histoire plus lointaine dont les remous ont aussi atteint ses proches. Ces interludes heureux mettent à distance les sarcasmes de ses congénères, focalisés sur sa chevelure flamboyante. Jusqu'à l'humiliation ultime, la honte de voir son amour pour le beau Camille brandi comme un étendard pour mieux l'anéantir.
La fin de ce bonheur gardera un goût de croissant frais, alors qu'une prédiction funeste viendra assombrir le cours de sa destinée.

Les années passent et si la chrysalide s'est transformée en un splendide papillon, l'oracle est là et influe sur tous le choix de la jeune femme, pour conjurer le sort :

« le monde s'effondrera en 2023, l'été de tes quarante deux ans »

Le monde s'effondrera, l'expression est suffisamment ambiguë pour que la menace englobe à la fois la destinée de l'humanité (le premier chapitre apocalyptique avait déjà mis le doute) et le sort unique de Cassandre. Pour la jeune femme, le danger est omniprésent, et nécessite une veille permanente.


L'angoisse créée par la prédiction et les états des lieux ponctuels signant la dégradation de la planète, confèrent au roman un rythme particulier, qui l'apparentent au genre thriller. La qualité de la narration et de la construction sont remarquables, la dynamique du récit, comme une respiration qui s'accélère pour oxygéner un corps en pleine course éperdue, est impressionnante.

C'est un récit hypnotisant et convaincant.

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Ce sont les mots qui interpellent aux premières lignes, des mots jetés à nos yeux, un flux de paroles brèves et tranchantes. Cassandre a onze ans et la gouaille d'une gamine aux idées fixes et au coeur lourd. le style me percute et me voilà totalement absorbée par l'histoire qui défile. Une histoire de vie, de femme. de doutes et de chagrins, quelques tristesses, des tragédies, des joies aussi. Une femme qui lutte et se débrouille. Il est question d'amour et d'amitié, de volonté et de résignation, de peur, de monde qui se délite et d'avenir compromis.
Ce roman est indescriptible tant il parvient à rendre le réel. Les sentiments des personnages empoignent, le temps s'étire. Il se dévore.
J'ai aimé ce roman à l'écriture si particulière, à la fois sèche et poétique. Cette histoire sur la folie des hommes, la perte de sens, la quête du bonheur. Une histoire à laquelle on s'attache, un récit qui résonne. « Presque le silence », c'est ce qu'il est resté une fois ce livre refermé. le silence après avoir vécu la tempête et l'orage d'un sublime écrit.
Une lecture captivante.

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L'amour et les cinq prophéties de malheur

Pour son troisième roman Julie Estève a choisi de raconter la vie d'une femme harcelée dans son enfance, entourée par la mort, mais qui va croire en des jours meilleurs, même si on lui a promis, outre l'amour, bien des malheurs. Un livre-choc.

Il y a d'abord, en guise de prologue, une angoissante invasion de chenilles, puis de papillons voraces qui causent d'immenses dégâts. Une sorte de clin d'oeil à Moro-Sphinx, le premier roman de Julie Estève, une fable cruelle qui a d'emblée installé son style vif, tranchant.
Puis on entre dans le vif du sujet avec le récit de Cassandre, 13 ans, en vacances chez son grand-père à Saint-Étienne-d'Estréchoux. Là, la fillette peut se ressourcer, oublier les moqueries et le harcèlement dont elle est victime devant l'indifférence générale des enseignants et de ses parents. Sa mère semble absente, son père ne s'occupe plus que de son chat. «Je ne sais quel triste monde se cache à l'intérieur de mon père, une déchèterie, une carrosserie rouillée ou une nuit pâle. Je l'observe comme un paysage qui défile, flou, dans les trains. Daniel, clerc de notaire, est une ombre qui passe, une flaque d'eau. Je ne rencontre dans ses traits que l'ennui. Il est là, retourné comme un gant, à l'envers de lui-même. Seul Cassis semble lui donner une place au monde. Est-ce que tous les pères sont liquides, impénétrables. Point positif, il me passe tout: il s'en branle.»
Le mal vivre de la gamine va atteindre son point culminant lorsqu'elle sera humiliée par ses camarades de classe, à commencer par Camille qu'elle aime en secret. Sa tête rousse plongée dans la cuvette des toilettes la mène au désespoir. Mais elle va serrer les dents et croiser la route de Jonas, un graffeur. le temps et l'adolescence passent. La chenille va devenir papillon. «J'ai dix-sept ans et je suis bonne; les rousses sont à la mode. J'ai changé de bahut, le ciel est sans nuages. J'ai des camarades de classe. Je fume des cigarettes, des Camel. Je porte des jupes courtes et des collants déchirés. Les filles regardent mes cheveux longs, épais, rouges, qui traînent dans mon dos. Les miracles n'arrivent pas que dans les films, mais chez le coiffeur. Je passe du chien au félin, du caniche à la lionne en deux heures, toilettage express.» Bac en poche, il lui faut du sexe, il lui faut un avenir. Comme Jacques Marrant – le bien-nommé — lui prédit que Camille va tomber amoureuse d'elle et qu'elle connaîtra bien des malheurs, elle va croire le voyant. D'ailleurs, quelques temps plus tard, il est dans son lit. le couple fait des projets, part en voyage. Cassandre s'inscrit à l'école vétérinaire et pense au bonheur. Mais c'est alors que s'abattent les calamités. Son père perd son emploi, on diagnostique un cancer du sein à sa mère. Jonas se marie le jour où les tours jumelles s'effondrent. Puis ses parents se séparent.
«Mon père a acheté un petit terrain dans une pampa du sud de la France, à La Roque-sur-Pernes. C'est une terre sèche et stérile. Il a payé deux mille balles un vieux camping-car dans lequel il vivra. le reste du fric, il l'a donné à ma mère pour son long voyage. Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes.»
Voeu pieux. Les catastrophes vont s'enchaîner au long d'une vie que Julie Estève va retracer en épisodes forts, comme une chute inéluctable. Un virus qui fait des ravages, un accident après l'autre, des décès qui se succèdent et un esprit qui peu à peu s'enfonce dans la nuit. Cassandre est alors la proie d'un long cauchemar et la pythie d'un monde qui se meurt. Qui entendra ses cris, sa souffrance, ses appels à l'aide?


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Attention, grand livre !
Déjà il y a le titre, et quel titre …
Presque le silence… C'est une histoire d'effondrements. Effondrement intime, quasi inéluctable de chaque être humain et celui plus universel de notre civilisation. C'est l'histoire de grandes pertes, c'est une histoire de transmission et d'héritage.

Cassandre a 11 ans, elle passe ses vacances chez Pépé Jean dans le sud de la France. Cassandre est souvent en colère, en colère « à cause du monde et des questions qui écrasent ». Auprès de son pépé, elle revit, entourée de nature, d'affection et d'attention. Pourtant, cet été, Cassandre va perdre son enfance. Première perte.

Cassandre a un problème, une douleur qui lui bousille la vie : elle est rousse. La cible idéale des railleries, des insultes. Au collège, toute la violence du monde s'abat sur ses 13 ans. Cassandre perd son innocence.

Cassandre est amoureuse de Camille, un beau blond, qui préfère les chevaux aux filles. Méchant comme les autres, il suit la meute ; Mais c'est lui qu'elle veut, elle n'en démord pas. Alors Cassandre a une idée : consulter un voyant pour savoir si un jour, elle sera aimée en retour.
Oui, Camille va l'aimer, les augures sont formels mais cette délicieuse promesse est assortie de 5 terribles prophéties sur son avenir et celui du monde.

Presque le silence est l‘histoire d'un long délabrement sous la violence du monde, une violence sauvage, quotidienne, sans aucun sens. Comment un être sensible peut-il y survivre ? Cette violence qui écrase et qui stupéfie, on la prend dans la tête, à grands coups de mots !

Après l'inoubliable Antoine, Julie Estève nous offre Cassandre, son âme-soeur. Et les mots tapent très fort. L'auteure met ses tripes sur la table avec ce texte à vif, truffé de phrases définitives qui cognent. C'est un texte explosif et sensoriel au rythme syncopé, l'impression d'un stroboscope, ça claque, ça flashe, ça martèle. C'est aussi un cri poussé sur des pages blanches, un cri qui nous jette à la figure : « mais que faisons-nous de notre humanité » ? Un véritable appel à l'amour !

J'ai lu ce texte en apnée, foudroyée par cette écriture à l'os, comme ce tableau de Dürer en couverture, cette aile comme tranchée net. Chaque mot est à sa juste place. C'est un roman profondément humain, un énorme coup de coeur !

C'est pour des textes comme celui-ci que j'aime si passionnément la littérature.

« Je ne suis pas loin de penser que le bonheur est une fausse bonne idée. J'ai peur de tout perdre »
« Ne retiens de la vie que l'amour, il n'y a que l'amour ».
« le soleil m'enveloppe. Une joie simple occupe mes heures. J'ai remisé l'angoisse au fond de ma tête. Je ne lis pas les journaux. Il n'y a pas de télévision. J'observe le ciel, les arbres, l'eau. Leurs couleurs mouvantes. Je ne sais rien du monde. Des déceptions du monde. Je suis en dehors. A côté de la plaque. Déconnectée des gens, des liens funestes qui les abiment et les broient. Je veille à ce que la violence ne me pénètre pas. Je me tiens loin des tragédies courantes, et le réel s'évanouit… Ici rien ne peut m'arriver… »
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Citations et extraits (24) Voir plus Ajouter une citation
(Les premières pages du livre)

Les papillons
Ça a commencé dans les forêts tropicales et les mangroves en Guyane. Des œufs. Des tas d’œufs. Ils étaient des millions, des montagnes. Les œufs sont devenus des chenilles moches qui ont mangé les feuilles des arbres dont les palétuviers des marais. Leur abdomen était gonflé, leurs poils épais, elles avaient trois paires de pattes.

Pendant des kilomètres, la forêt fut recouverte de ces choses. Elle fut dévorée. La forêt : des troncs et des branches vides.

Un jour, les chenilles se sont changées en papillons de nuit, trapus, triangulaires. Ils étaient jaune et marron. Au crépuscule, ils ont volé vers les villes.

Ils cherchaient la lumière et la mort. Juste la lumière et s’éclater contre un soleil. Claquant leurs ailes, tarés, ils se jetaient sur les lampadaires, les télévisions, se fracassaient contre les phares des bagnoles, les enseignes, les lampes de chevet. Ils rampaient sous les portes, s’infiltraient comme des cafards dans les trous, tabassaient les vitres.

Les femelles, pour protéger leurs œufs, libérèrent des flèches de poison qui se plantèrent dans les chairs, laissant une plaie vive, puis purulente. Bébés, vieillards, tous y passèrent, sans distinction de sexe. Les hommes se barricadèrent. Ils vécurent dans le noir et la peur. Il y eut des cris, des larmes, des visages détruits.

Dans les villages, on trouva des peaux mortes et des gueules cassées, comme à la guerre, des traits pas droits, des moitiés de bouche, des regards blancs.

Les papillons ont migré au nord, au sud, dans les forêts canadiennes, russes, islandaises, au bois de Vincennes, en pleine brousse, dans la jungle thaïlandaise, partout où les arbres poussaient, ils se sont adaptés aux climats, aux espèces, ils se multiplieront jusqu’à ce que les hommes comprennent.

On les appelle les papillons cendres.
J’ai onze ans et je suis amoureuse de pépé Jean. C’est un type petit qui porte des shorts en lin. Il s’affaisse, l’âge. Il me regarde tout le temps. Quand il ne me regarde pas, il écrit des lettres et me dit le monde, les arbres, les hommes.

Je passe l’été plein sud, à Saint-Étienne-d’Estréchoux, un village de pierres et de vieilles personnes. Estréchoux, ce nom m’a toujours paru ridicule. Je disais Saint-Étienne sans la suite quand on me demandait où je partais en vacances. J’imaginais très bien Louis de Funès mâcher la formule entre ses dents et répéter dans un tas de grimaces : Saint-Étienne-d’Estréchoux !

On vit dans une maison pas pratique avec des meubles mités. Toilettes à l’ancienne – pot de chambre. Je construis sur la petite terrasse des structures métalliques avec le Meccano qui appartenait à ma mère. Je passe des heures à fabriquer mes installations, visser, intégrer les boulons, les roues et éventuellement un petit moteur. C’est souvent raté, au mieux bancal. Parfois je joue à la dînette. Mais tourner des épluchures dans une casserole minuscule sur un faux feu, y a pas plus chiant. Je préfère regarder valser le saule ou écouter gueuler les oiseaux. J’attends le moment de la pêche avec le sac en osier et les boîtes d’hameçons.

Il faut marcher quarante minutes pour arriver à la rivière, notre coin. Sur le chemin, on s’arrête dire bonjour à Madeleine qui est vieille, grosse, et seule. Elle me donne toujours un gâteau. Ils parlent avec pépé des autres qui ont mal au dos, aux jambes, qui vont se faire opérer la hanche, de ceux qui sont devenus fous. C’est un genre de péage. Madeleine sent l’eau de toilette. Elle a une barrette rose dans les cheveux et des tabliers à fleurs achetés au marché ; elle ressemble à quelqu’un qui n’a rien vécu. Elle est gentille mais je ne sais pas quoi lui raconter, et ses gâteaux sont secs. J’ai envie de crier fous-nous la paix avec tes histoires, laisse-moi avec lui, tu me voles du temps. Je souris muette et polie, et je chasse les lézards sur les murs, j’aime leur couper la queue. Un vent chaud console mon impatience.

Il y a partout des mûres sauvages au milieu des ronces. Elles sont gorgées de jus. Je les fourre dans ma bouche, elles noircissent mes dents et le contour de mes lèvres. Pépé apprécie ma gourmandise. Il dit : les gens qui aiment manger ne seront jamais tout à fait malheureux. Mon grand-père est veuf, sa femme est morte sur une plaque de verglas. Je ne crois pas que l’on puisse disparaître en glissant – à moins d’avoir un destin de rien. Pépé ment ! Je me souviens peu de Paulette, ma grand-mère. Sur les photographies dans les cadres, elle porte un chignon blanc. Il n’en parle jamais.

Quand les gens s’arrangent avec un mort et qu’ils improvisent une fin pourrie, c’est que le mort s’est pendu ou balancé dans le vide. Les suicides se rangent dans les placards de famille.

Le père de Camille Leygues par exemple : tombé d’une échelle un 14 juillet ! Camille a gobé le bobard ; les enfants n’ont aucun esprit critique. Je n’ai pas insisté auprès de lui parce que je voudrais qu’il m’embrasse avec la langue, et personne n’a envie de rouler une pelle à la vérité.

Pépé me prend souvent la main. Sentir sa main usée dans la mienne me donne l’impression d’écouter Queen à fond dans une voiture. On marche dans les herbes libres et les cailloux, il y a des serpents. Pépé m’apprend à reconnaître les vipères, tête triangle et pupille verticale. On écarte quelques branches et la rivière, froide et claire, est là. Je saute dedans avec mes bottes trouées. Je sens l’eau électriser mes jambes. Sous les pierres, je cueille des vers qui dansent. Je les broie entre mes doigts et j’accroche la purée d’appâts à l’hameçon de ma canne. Écraser les larves me procure une petite joie, un pouvoir sur quelque chose.

On reste côte à côte des heures à répéter les mêmes gestes dans la nature et le silence. Les mots sont sans importance. Lorsque l’un de nous attrape un goujon, on échange un sourire, c’est suffisant. À la rivière, j’oublie l’école. J’oublie que je n’ai pas d’amis, que je ne connais pas les rires ensemble, les soirées pyjamas, les secrets à l’oreille. Pépé ne sait pas que dans la cour de récréation on me crache dessus ; c’est un jeu qui les fait rire. Ils trouvent mes cheveux orange, laids, et le reste pas dans les clous.

La rivière, c’est mieux que la vie, et dans sa beauté je rêve de Camille Leygues. Je le vois dans trente-six jours au centre équestre de Châtenay-Malabry.

Mon grand-père a fait la guerre contre les nazis, il stocke des conserves périmées, des sacs plastique, des vieux journaux – y en a des piles. Il a une carte d’ancien combattant qui lui offre des avantages pas négligeables, bus gratis, retraite et rente. Tous les mois, il met de l’argent sur un compte pour mes études : je serai vétérinaire. Je fais souffrir les animaux, faut que j’arrête.

Pépé me regarde grandir. J’observe sa fatigue, ses yeux humides qui attendent un orage. Leur couleur n’est plus très franche, le bleu a passé, il tire vers l’aveugle. La peau de son cou est molle. Depuis une semaine, il lui arrive de crier sans préavis. Il a très mal à l’oreille, sa gueule tourne à la tragédie grecque.

Je suis caractérielle, il me dit gentiment. C’est vrai souvent ma voix se casse, la colère. Je ne sais pas pourquoi, sans doute à cause du monde et des questions qui m’écrasent, j’arme ma bouche de phrases cruelles – tu comprends rien/fous-moi la paix/je t’aime plus : celle-là est un bazooka. Je ne l’ai utilisée qu’une fois car sur le visage de mon grand-père est apparu le vide, et j’ai eu envie de mourir. J’ai couru dans les rues pierreuses de Saint-Étienne-d’Estréchoux, mes pieds coincés dans des méduses transparentes, pour échapper à la honte et briser ces quatre mots ensemble : je t’aime plus. Je suis arrivée à la rivière, suante, il faisait lourd sous les nuages, il allait pleuvoir. Je me suis assise sur un rocher plat. Dans ma tête, des images ont pénétré de force, défonçant les murs au pilon et me condamnant à regarder un enfant noir squelettique, un homme qui gueule au volant d’un Land Rover, un cormoran englué de pétrole, un clochard à un feu rouge, un accident de la route, les pompiers, une mère frappant son fils, Tchernobyl. J’ai hurlé, les poings serrés, sur mon rocher plat.

Je voulais juste que pépé me donne son Opinel. Le côté cow-boy de la lame qui se range, je trouvais ça cool. Avec un Opinel, on peut tailler le bois, ouvrir le ventre d’un poiscaille, menacer les autres dans la cour de récréation avec une tronche de chien méchant. Ils auraient chié dans leur froc ! Mais pépé a dit non. J’ai insisté. Non. Allez ! Non. S’il te plaît ! Non. Tu me le prêtes alors ? Va dans ta chambre. Alors tu m’en achètes un. Je veux plus te voir, dégage-moi de là : j’ai sorti le bazooka.

Sur mon rocher plat, j’ai senti les premières gouttes sur mes cheveux, très vite la saucée. J’ai pensé à un caniche roux, c’est comme ça que les autres m’appellent, le Caniche. Bande de cons. Je suis rentrée trempée, bouche fermée tête en bas. Pépé a eu un rire sonore et j’ai couru dans ses bras. Il est allé chercher une serviette pour me sécher. Il m’a embrassée, l’eau de ses yeux à ras bord. La pluie a cessé et on est sortis chasser les escargots dans les talus, aux bords des chemins et dans le petit bois. On les a mis dans une cage à la cave pour les affamer et les faire baver tout ce qu’ils pouvaient.

Le panier en osier est rempli de poissons. Pépé les fait cuire à vif dans une poêle avec l’huile, le sel, le persil. Il fait sombre, et frais. J’allume un feu dans la cheminée. Saint-Étienne-d’Estréchoux, c’est pas la Côte d’Azur. On mange la friture, c’est dégueulasse mais on parle, les bouches luisantes, du cosmos.

Pépé dit que l’univers est un ballon de baudruche qui grandit, ne pète pas et avance grâce à l’énergie qui l’a fait naître, un peu pareil que nous les hommes – naissance, croissance, mais sans la mort au bout. Il existe donc quelque chose, une force increvable qui crée sans relâche et vieillit sans s’effondrer. J’
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Quand les gens s'arrangent avec un mort et qu'ils improvisent une fin pourrie, c'est que le mort s'est pendu ou balancé dans le vide. Les suicides se rangent dans les placards de famille.
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Suite à la guérison de sa femme, mon père a acheté un petit terrain dans une pampa du sud de la France, à La Roque-sur-Pernes. C’est une terre sèche et stérile. Il a payé deux mille balles un vieux camping-car dans lequel il vivra. Le reste du fric, il l’a donné à ma mère pour son long voyage. Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes. p. 125
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Ma mère ne danse pas comme une mère. Elle danse et elle est un paysage. Elle danse et plus rien n’existe, les meubles moches, le carrelage pratique, ce putain de chat. Tout son corps fabrique l’évasion.
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J’ai 35 ans, je suis enceinte. Je l’annonce à Camille un matin sans soleil. Un sourire dérègle son visage. Je ne reconnais pas ses traits. L’ensemble est dévoré par une joie qui a l’air de la peur. Il m’entoure de ses bras. Pose son front contre le mien. Quitte le lit et s’en va sur le dos de Zambia. Il revient cinq heures après, épuisé, la tête remplie de deuils et d’avenir.
De mon côté, je pleure avec un fœtus dans le ventre. Je déverse sur les draps des larmes inquiètes. Je suis à la fois un horizon et un clapier. Quelque chose meurt en moi pendant qu’un être devient. Je ne serai plus jamais une enfant, la vie qui loge en bas me retire ma couronne. Je laisse à ce fœtus toute la place. J’ai tant besoin de ma mère. Des mots, des mains de ma mère.
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Rentrée littéraire 2018. Son premier roman "Moro-sphynx" avait été très remarqué par la presse en 2016. Julie Estève nous présente aujourd'hui son deuxième livre aux éditions Stock. "Simple" raconte l'histoire d'Antoine Orsini ou, comme on l'appelle dans son village corse, le baoul. Il est marginal et rejeté de tous, un peu sorcier il communique avec la nature et surtout avec une chaise, à qui il raconte son histoire et celle de la jeune Florence Biancarelli. La jeune fille de 16 ans sera retrouvée morte au milieu des pins. Mais qui peut bien être le coupable ?
En savoir plus sur "Simple" : https://www.hachette.fr/livre/simple-9782234083240
Vidéo réalisée : Noémie Sudre ; Cadrage : Laurie Fusi ; montage : Justine Philippon
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