«L'acte de création, en chair comme en esprit, est le plus lyrique, et peut-être le seul vraiment lyrique de nos actes, et cependant cet acte, en fin de compte, n'est fait que pour nourrir la mort (...). C'est (...) un jeu. (...) Il s'agit de danser sur le bord de l'abîme ou de le recouvrir de fleurs». L'auteur, Élie Faure, évoque par exemple le «jeu». Il parle entre autres du «oisif qui rejoint l'oisif autour d'une table verte où des râteaux ramassent des cartons coloriés de noir et de rouge et des jetons d'ivoire au cliquetis desquels se mêle le froissement du papier». Cet historien de l'art se montre catégorique: «l'homme ne peut choisir qu'entre le suicide et l'effort: l'utilité supérieure de l'art, c'est de donner à cet effort un accent d'enthousiasme dont la morale le prive et de replacer sans lassitude un cœur vivant dans la poitrine de la mort». Il s'emporte: «Il est impossible de considérer sans ivresse à quels témoignages paradoxaux de confiance en l'homme et la vie a partout et depuis toujours abouti le sentiment pessimiste du monde. Qu'il en a donc fallu de consciences épouvantées pour qu'un potier tourne son pot et y fasse entrer par le feu des fleurs fraîches, pour qu'un tapissier écrase dans la profondeur des tissus la chair fruitée de l'atmosphère et des prairies, en chantant le cœur léger et libre, dans l'inconscience du néant! (...) Le but de l'art, en fin de compte, est de nous arracher notre consentement à la vie, puisque l'enivrement que, grâce à lui, elle nous donne, est conditionné par son horreur. Si terrible que soit la vie, l'existence de l'activité créatrice sans autre but qu'elle-même, suffit à la justifier. Le jeu, évidemment, paraît, au premier abord, le moins utile de nos gestes, mais il en devient le plus utile dès que nous constatons qu'il multiplie notre ferveur à vivre et nous fait oublier la mort. Mais l'idée même de la survie indéfinie de son poème ne peut que par instants très brefs consoler une grande âme. Il y a entre l'amour et la puissance créatrice une identité de substance que les poètes sentent tous, parce que tour à tour, ces deux forces se contrarient ou s'annihilent l'une l'autre ou s'exaltent l'une par l'autre suivant les circonstances et le moment. Michelet disait n'écrire que pour «donner le change à l'amour». De là, cette ivresse incomparable quand se présente l'amour, parce que la certitude d'être dans la vérité éternelle de sa propre pureté y dépasse encore celle qu'on goûte dans la fièvre créatrice qui n'est que sa transposition». Par ailleurs, Élie Faure traite de la folie, pour ainsi dire, de plusieurs peintres. Il évoque par exemple Ghirlandajo «accablé d'enfants et de commandes, toujours dépassé par sa production, parlant de couvrir de peintures toutes les murailles de Florence», Signorelli «déshabillant le cadavre de son fils pour le peindre, larmes rentrées, cœur contracté dans l'angoisse commune de la fièvre créatrice et du chagrin», Tintoret «vivant dans un tourment de fécondation continu, enfermé les jours et les nuits, peignant à la lueur des lampes pour peupler les couvents et les églises des formes tourmentées qui germent sans cesse en lui», Michel-Ange «verrouillé cinquante-quatre mois à la Sixtine avec son pain, sa cruche d'eau, en sortant chancelant, décharné, vidé, aveuglé du jour», Rembrandt «quittant tout, succès, amitiés, fortune, peinture lisible de tous, pour laisser la ruine, la misère, l'ivrognerie peut-être s'installer dans son foyer, parce qu'un jour il a surpris en lui une image du monde qui ne ressemble plus qu'à lui» et Cézanne «crispé sur sa besogne ingrate, sourd à tous les bruits du monde, trente ans ferme au milieu des sots, peignant comme un forcené pour le soulagement du monstre qu'il sent en lui seul, oubliant sa toile dans les champs parce qu'il a vu quelque flamme poindre au niveau de son esprit». Enfin, deux fois dans ce livre, Élie Faure use de phrases très senties pour parler du peintre Auguste Renoir. «Je songe à Renoir, dit-il, ruine humaine, ossifié, déjeté par le rhumatisme, ne pouvant ni se lever ni se coucher et faisant naître incessamment les seins, les ventres de femmes, les roses, les anémones, de son pinceau attaché au poignet». Plus loin, il ajoute: «Il a été donné à quelques hommes de ma génération de connaître un vieillard tout à fait ossifié dans ses jointures, qui ne pouvait ni se lever, ni s'asseoir, ni se coucher seul et qui faisait naître sans cesse, d'un pinceau lié à sa main disloquée, des roses, des anémones, des fruits rouges, des chairs de femmes et d'enfants où le sang paraissait se mêler à la lumière pour en pétrir la pulpe et en caresser les contours. Ce vieillard cacochyme qui n'avait jamais rien attendu de la mort, qui n'attendait plus rien de la vie, jouait seulement, et comme il lui était impossible de cultiver tout autre jeu, on eût dit qu'à mesure que sa ruine physique se faisait plus irrémédiable, la danse, les bonds, les caprices, la jeunesse irrépressible et la recherche ardente des voluptés égoïstes de son esprit croissaient d'heure en heure. Or, un vieux chien ne joue jamais... Renoir démontrait, simplement en jouant toujours, que le jeu seul situe et définit l'homme intérieur devant les regards de la mort
L’art, qui exprime la vie, est mystérieux comme elle. Il échappe, comme elle, à toute formule. Mais le besoin de le définir nous poursuit, parce qu’il se mêle à toutes les heures de notre existence habituelle pour en magnifier les aspects par ses formes les plus élevées ou les déshonorer par ses formes les plus déchues. Quelle que soit notre répugnance à faire l’effort d’écouter et de regarder, il nous est impossible de ne pas entendre et de ne pas voir, il nous est impossible de renoncer tout à fait à nous faire une opinion quelconque sur le monde des apparences dont l’art a précisément la mission de nous révéler le sens. Les historiens, les moralistes, les biologistes, les métaphysiciens, tous ceux qui demandent à la vie le secret de ses origines et de ses fins sont conduits tôt ou tard à rechercher pourquoi nous nous retrouvons dans les œuvres qui la manifestent. Mais ils nous obligent tous à rétrécir notre vision, quand nous entrons dans l’immensité mouvante du poème que l’homme chante, oublie, recommence à chanter et à oublier depuis qu’il est homme, à la mesure des cadres trop étroits de la biologie, de la métaphysique, de la morale, de l’histoire. Or, le sentiment de la beauté est solidaire de toutes ces choses à la fois, et sans doute aussi il les domine et les entraîne vers l’unité possible et désirée de toute notre action humaine, qu’il est seul à réaliser
Il y a chez l'homme un impérissable désir de «retenir» la vie en une image capable de la définir pour toujours. Les créateurs tentent de concilier les contradictions que leur révèle le chaos des apparences. Ceux-ci poursuivent, dans une espèce d'hallucination clairvoyante, une image intérieure à laquelle ils sont obligés, pour sauvegarder leur pureté originelle, de tout sacrifier. L'aliment des héros et le vrai sel de la terre n'est autre que cette exigence impitoyable qui monte des profondeurs de l'inconscient du créateur lui donnant l'ordre de réaliser les images qui peuplent sa pensée
L’Histoire de l’art est dominée et conditionnée par ce drame, -par l’impérissable désir de retenir la vie universelle qui nous échappe à tout instant, dans l’image capable de la définir pour toujours, disait le grand historien et esthéticien de l’art