Estelle Fenzy, avec ce nouvel opus, feu couvé sous sa livrée rouge orange, propose un recueil autobiographique dédié à sa
mère et à ses trois enfants, deux filles « belles et rondes » et un fils l'« enfant clair ». Cette suite poétique parlera à nombre de femmes et d'hommes car il s'agit de rendre compte de l'expérience de la maternité devenue un état, une seconde nature, comme le rappelle le vers répété à chaque fin de poème « je suis
mère ». Une affirmation, dix-neuf fois scandée (faut-il y voir une signification symbolique ?) qui étonne autant qu'elle émerveille. Durée non sécable, miracle qui dure dont le mantra semble protéger la magie, l'aura sacrée, l'amour maternel étant vécu comme « abri, asile, envol », présence qui envahit tout, les autres aspects de la vie de la
mère étant passés sous silence, vie personnelle et professionnelle.
Le recueil progresse de façon linéaire depuis la conception du premier enfant à 28 ans jusqu'au nouveau cycle de la génération suivante, tant l'amour est mouvement, projection, présent qui marche, moteur d'avenir. C'est d'abord l'accouchement, une « poussée de ciel », dans « un grand tremblement de chair », puis la vie quotidienne, patiente et répétitive, avec son lot de soins, de soucis, de joies, de peurs et d'épuisements. Être
mère est un emploi à temps complet comme l'exprime le calligramme central : difficile pour elle de s'appartenir, de se recentrer sur soi seule lorsqu'elle est happée de toutes parts, nuit et jour, 24 heures sur 24. C'est que « cet amour long qui sait beaucoup pardonner » comble et dépossède tout à la fois car le temps manque et la fatigue menace. Un jour, la femme a peine à se reconnaître : « je ne
me ressemble plus. », elle s'est diluée « dans les eaux de lessives ». Mais l'amour, la vitalité des enfants emporte tous ses doutes, toutes ses fatigues.
Les « dévoreurs de rêves » grandissent vite « couvés, nourris
sans relâche » et ce sont déjà d'autres désirs, d'autres exigences à satisfaire. Alors l'angoisse monte d'autant, incontrôlable, devant les dangers qui guettent. Puis c'est l'heure du départ, l'absence, la maison vide où chaque jour prend la forme d'un « petit escalier, avec en haut une porte close ». Mais la vie ne cesse de courir, toujours en avance d'un avenir : bientôt la
mère voit sa fille devenir
mère à son tour, « donner de sa vie, donner sa vie ».
Estelle Fenzy relate avec simplicité, émotion maîtrisée et pudeur, son bonheur de
mère dans une langue sensible, épurée qui ne craint pas les écarts grammaticaux porteurs de sens : « Au milieu de la nuit enfant pleure », [elles] « se déchaussent et promènent rossignols la chanson de leur jeune âge ». L'absence de déterminants ou de prépositions crée paradoxalement dans la collusion des termes un écart fertile à la création, à la parole secrète nourrie de silence, de ténacité, comme un « corps sacré, caché, mystère ». La for
me resserrée de la phrase ouvre un espace préservé, une bulle d'amour dans l'amour qui inonde la
mère, corps et âme, avant-après, et l'aide à repartir « pieds nus » pour « traverser à gué » de nouvelles rivières. le temps a passé, mais l'amour non. Les enfants ont grandi, sont partis mais leur
mère peut dire : « il fait encore jour dans ma vie. Je la laisse prendre de la place. Regagner ses vigueurs. » Malgré son coeur qui bat « à rebours », elle la sent qui remonte sous les « sédiments ». Il y a là de la volonté, de la sérénité, une sorte de détachement ardent à poursuivre le travail d'enfantement. L'amour maternel, nous dit
Estelle Fenzy, est un don total, comme l'écriture, comme la poésie. Une création permanente pour les autres et pour soi.
Bel amour en effet celui qui « prépare » pour chacun « la faim d'aimer »
sans rien abdiquer de soi-même.