Plusieurs présages semblent conseiller à Guy de Malivert de se détourner de Mme d'Ymbercourt.
Bien qu'elle soit d'une beauté conforme aux standards, d'une réputation intacte et d'une fortune considérable, bien que leur entourage commun les perçoit comme officieusement mariés, aucune passion n'anime le coeur impassible de Guy envers elle.
Ce jeune homme beau, élégant et riche dédaigne les mondanités et ne privilégie que son confort et sa tranquillité ; reclus dans une paisible et inoffensive misanthropie, il flâne et laisse l'oisiveté inspirer sa vie.
Guy fréquente néanmoins assidument les salons de Mme d'Ymbercourt, comme par une sorte d'obligation ou de contrainte naturelle, mené par la force de ses mauvaises habitudes ; il y participe sans réelle conviction, tout en restant trop attaché à la bienséance pour décliner les invitations.
Cependant, un soir, il compose avec une étonnante spontanéité une lettre à Mme d'Ymbercourt, où il exprime clairement sa lassitude des jeux de salons et représentations fades.
Il est d'une telle franchise dans ses propos, d'un tel aplomb qu'il lui paraît improbable d'en être l'auteur : quelque chose de supérieur lui aurait dicté ces mots et bien qu'il rétracte l'envoi de sa lettre, il en reste boulversé.
D'ailleurs, chaque fois qu'il pénétrait chez Mme d'Ymbercourt, il percevait systématiquement des soupirs et des avertissements brefs d'origine mystérieuse.
L'un de ses amis eut même une attitude étonnante de prophète, l'avertissant plus explicitement : il ne devrait pas s'engager en amour, du moins, pas dans ce monde terrestre, et patienter pour un signe venant de l'extra-monde « Les esprits ont l'oeil sur vous, » lui dit-il.
Déboussolé, se recentrant chez lui, Guy contemplait d'un air distrait son miroir, comme pour mieux sonder ses propres énigmes lorsqu'il fut soudainement intrigué par une seconde silhouette qui se dessinait.
Une forme féminine éthérée apparut dont les contours se précisaient progressivement : était-ce le fruit de son délire, d'une imagination déséquilibrée ?
Il l'ignorait, mais se sentait captivé, happé et déjà envoûté par cette entité qu'il nomma «
Spirite ».
Poussé par la curiosité d'un homme qui n'a plus rien à perdre, l'appel de cet « extra-monde » lui paraissait infiniment plus fascinant que le monde visible, qu'importe même que cet inconnu soit périlleux pourvu qu'il puisse se détacher de sa somnolente routine qui ne l'inspire plus.
Submergé par toute cette soudaine volupté ésotérique, Guy cherche à apaiser ses émotions tumultueuses en allant parcourir le bois de Boulogne en hiver, contemplant depuis son fiacre transformé en traineau le « bal masqué de la glace », le ballet des patineurs.
Mais où qu'il soit, il ne cesse d'être tourmenté par
Spirite, qui elle aussi se promène dans un fiacre élégant conduit par un cocher. Reconnaissant vaguement ses traits, il se lance dans une course effrénée pour la rattraper, mais l'attelage de la mystérieuse dame s'estompe soudainement, laissant Guy suspendu entre la confusion et l'émerveillement.
Mme d'Ymbercourt, également présente dans le parc, s'est sentie trahie et blessée après avoir observé cette folle poursuite sur la neige.
Spirite s'est malicieusement débarrassée de son ennemie terrestre ; elle peut dorénavant se confier sereinement : elle expose ses mémoires à Guy qui retranscrit ses pensées par la plume dans une lettre.
Spirite, une jeune fille d'une beauté innocente et en quête d'un idéal romantique, avait souvent croisé le regard de Guy ; elle l'admirait depuis son enfance, se délectait de ses écrits, de ses aventures lointaines et de tout ce qui se disait sur lui.
Elle le voyait fréquemment, bien que toujours de façon éphémère, que ce soit au théâtre, au bois de Boulogne ou à l'opéra.
Leur interaction demeurait pourtant trop lointaine et jamais elle n'était reconnue : Guy, absorbé et nonchalant, préférait les discussions avec ses amis plutôt qu'aller valser avec des inconnues.
L'étrange chagrin qu'éprouve
Spirite face à cet homme fatalement inaccessible, avec qui elle n'a jamais échangé un seul mot, ne fait que s'approfondir… Chaque tentative infructueuse la laisse plus frustrée, la menant ainsi à se sentir entièrement abandonnée, isolée et incomprise.
Après une éducation au couvent,
Spirite, à 18 ans, s'était lancée avec engouement dans l'aventure des bals et salons parisiens, mais n'y avait rencontré qu'une profonde déception envers l'être qu'elle désirait.
Ainsi, faute de reconnaissance dans la sphère parisienne, le retour au bercail par une dévotion s'imposait à elle comme unique refuge.
Elle se cloître ainsi spontanément dans un austère couvent, dépouillé de toute singularité et de vie, où son sacrifice et son renoncement à toutes voluptés terrestres sont symbolisés par une scène où des soeurs lui coupent les cheveux.
Résignée et affaiblie par la rigueur de la vie claustrale,
Spirite se rapproche avec curiosité de la mort qu'elle perçoit comme une simple transition, une renaissance d'espoirs nouveaux vers l'au-delà.
Désormais débarrassée de sa carcasse terrestre et infiniment libre,
Spirite, sous sa forme métaphysique, explore les confins de l'univers avant d'épier la Terre pour sonder les profondeurs de l'âme de Guy.
Constatant qu'il n'aimait personne, elle voulut se l'accaparer depuis l'au-delà : d'abord par des signes perturbants, ensuite par une apparition, et enfin par une présence constante.
Obnubilé et émerveillé par cette femme qui a tout sacrifié pour lui, Guy renie peu à peu son monde et voue son âme à la sienne.
Sous l'influence envoûtante de
Spirite, chaque instant s'embellit, est magnifié : Guy, noyé dans une ferme solitude féérique, entreprend un long voyage en Grèce, se perd dans la contemplation méditative de chaque site ; ses regards plein de rêveries, animés par un amour extatique et une curiosité insatiable pour les mystères que recèlent les panoramas terrestres.
Surpris et tué par des bandits lors de son périple, il décède, mais sa mort se transforme en libération spectaculaire.
Son essence métaphysique, d'une blancheur éblouissante, se détache de son corps, et cette apparition soudaine effraie les bandits ainsi que le guide qui accompagnait Guy.
Dans une acceptation sereine de cette mort inattendue, Guy s'unit immédiatement avec l'âme de
Spirite, leurs essences se mêlant en une harmonie parfaite :
« Au centre d'une effervescence de lumière qui semblait partir du fond de l'infini, deux points d'une intensité de splendeur plus grande encore, pareils à des diamants dans de la flamme, scintillaient, palpitaient et s'approchaient, prenant l'apparence de Malivert et de
Spirite.
Ils volaient l'un près de l'autre, dans une joie céleste et radieuse, se caressant du bout de leurs ailes, se lutinant avec de divines agaceries. »
Toutes les descriptions sont précisément peintes avec grâce, romantisme et harmonie : de la sphère parisienne, des boulevards parisiens et du Bois de Boulogne enneigés, aux apparitions mystiques de l'extra-monde, jusqu'aux subtiles sensations de l'au-delà lui-même.
Le monde réel et imaginaire finissent par se confondre : Guy voit ainsi notamment le Parthénon sous sa splendeur originelle, avant de s'élancer définitivement vers l'au-delà sans le vouloir mais en accueillant cette transition d'une joie sereine.
J'ai beaucoup apprécié ce roman dangereux et envoutant : un danger séduisant, une tentation nous aspirant vers des sphères inconnues, à nous déraciner lentement et inconsciemment au risque de mourir nous même, lecteurs, comme le personnage principal.
C'est une sorte d'autobiographie spirituelle où Gautier nous confie sa lassitude quant aux voluptés terrestres, sa soif de l'inconnu et de l'au-delà, ainsi que sa quête d'un amour pur qu'il regrette de ne pas avoir lui-même rencontré.