Gide, au-delà même de l'anecdote de fausse monnaie, semble percevoir une rupture consommée entre le signe et la chose. Il a le sentiment net en ce début de XXe siècle que le langage de son temps, comme la convertibilité des espèces, est irrémédiablement atteint, que l'écriture a perdu de sa disponibilité ancienne au dévoilement des choses humaines. Son roman, «
Les faux-monnayeurs», parait prendre acte d'une certaine impuissance du langage. Aussi, l'écrivain tente de corriger ses défauts, de porter remède à l'inadéquation des mots et de dépasser le parler ordinaire.
Gide dans cette oeuvre met en cause les prétentions explicatives du réalisme en littérature et de la toute-puissance de l'auteur. Dès l'entame de lecture, le liseur est convoqué par
Gide, il est partie prenante du roman et sa participation est impérativement requise. Il est en effet confronté sans cesse à l'incertitude des faits et des interprétations, aux dissonances et aux écarts du récit. Les idées sont exprimées en fonction des personnages dont elles sont psychologiquement indissociables. le style de
Gide, pas sans quelques joliesses, tics de langage et expressions surannées, est ainsi remarquablement accordé aux différents protagonistes (jeunes, vieux, notables, lycéens, etc.). Avec les intrigues parallèles, les longs dialogues d'idées, les évènements de différentes natures, les incessants retours en arrière, les points de vue successifs, c'est une esthétique du discontinu, du contre-pied et de l'arbitraire qui est proposée. Chaque chapitre pose un nouveau problème, il est une ouverture, une direction, une impulsion, une jetée en avant de l'esprit du lecteur. Il fait ici l'expérience (cubiste) de lectures successives et décomposées de l'oeuvre en segments articulés.
Gide parait douter fondamentalement avec «
Les faux-monnayeurs » de la forme et de l'efficience du roman. Il semble refuser toutes les lois habituelles du genre et proposer tout au long des chapitres une sorte d'anti-roman. le narrateur peut ici en effet intervenir pour fixer des directions nouvelles ; il peut, percevant l'autonomie des personnages, hésiter, donner son avis et être contredit par le récit. La présence d'Édouard (l'écrivant) dans ces pages peut être également plus insistante que celle du narrateur. Les inserts de lettres et d'extraits de son
journal intime permettent ainsi d'introduire un narrateur en second palliant aux limites des forces humaines, des capacités d'intervention et de réflexion d'un unique individu. le
journal intime renvoie à l'introspection, aux choix arbitraires, instantanés, libres et subtils du diariste. Il impose certains de ses traits au récit et le récit à son tour semble modifier le
journal intime. Il raconte des parties de l'histoire, aussi est-il dans «
Les faux-monnayeurs » un des guides possibles de lecture.
Le roman apparait toujours suspect d'affabulation. Aussi, dès avant 1900,
Gide confie sa prédilection pour l'écriture en abyme. le récit en construction dans le
journal intime, permet, seul gage de la vérité psychologique à côté du général objectif de l'art, de faire surgir du virtuel. Il y a un chassé-croisé incessant dans le livre du récit et du
journal. le roman utilise la réflexion et la fragmentation propre au
journal pour multiplier les effets de convergence-divergence, les éclats, les superpositions et les sautes de sens. le personnage, Édouard, est un pseudo auteur qui s'interroge, qui échafaude des théories et qui accumule des matériaux pour un livre qui pourrait être «
Les faux-monnayeurs ». le travail du diariste est un exercice de littérature qui se laisse voir, une préparation à l'écriture, une oeuvre qui s'invente peu à peu. le livre de
Gide, comme on peut l'apercevoir, n'a pas un centre unique, une perspective centrale ; elliptique, il a deux foyers : l'évènement extérieur objectif et l'effort intérieur d'Édouard subjectif. Ce double foyer est un principe de déstabilisation du récit, qui permet à
Gide d'adjoindre un commentaire critique, intime à l'ouvrage.
Avec cette oeuvre complexe, anhistorique, le lecteur de
Gide est confronté durement à l'ordre social et familial bourgeois. Les pères, faux pour Bernard, dévoyé pour les Vedel, trahissent ici leur fonction. Les couples hétérosexuels, Vedel, Profitendieu, Molinier, Lapérouse, Laura-Douvier-Vincent, Vincent-Lilian … vieux, jeunes, enfantins … las, adultères ou bien diaboliques sont toujours défaits. Les fils de très bonnes familles, acquis aux réquisits de la morale, du diplôme, de la culture et de la rente, sous haute protection familiale, chahutent la génération précédente. Rien là que d'ordinaire. Moins commun, le diable assurément est à la manoeuvre dans toutes ces pages. Édouard, double de papier de
Gide (tout ramène à l'histoire personnelle du prix Nobel dans ce livre), semble avoir dépassé une crise religieuse et revendiquer pour lui-même une dimension de perversion, de péché et de soi-disant authenticité. Il manipule sans cesse. Pour
Gide, le Diable en effet témoigne de l'insondable qui gît au sein de l'humain. Écrire «
Les faux-monnayeurs » c'est pour lui complaisamment s'associer à la voix du mal, la faire sienne, s'intégrer à son jeu, toute cruauté acceptée. Il n'y a pas d'oeuvre d'art sans collaboration du Démon nous dit-il. le livre est construit autour du goût des jeunes garçons. L'homosexualité et la pédophilie ( pédocriminalité) semblent bien être les moteurs de l'écriture des « Faux-monnayeurs ». le roman a été probablement écrit à l'adresse de
Marc Allégret.
Gide n'avouait-il pas à Madame van Rysselberghe en 1916 : « Je ne peux avoir d'amour que pour les jeunes garçons » ? «
Les faux-monnayeurs » est incontestablement une grande oeuvre , extrêmement intelligente et perverse, qui vous met irrépressiblement mal à l'aise.