Diplômée des universités de Sydney et du Colorado, professeur d'expression écrite,
Kate Grenville est aujourd'hui l'une des écrivains-phare de la littérature australienne. Passée du montage cinématographique et de l'écriture de scénarios aux nouvelles puis aux romans, elle bénéficie dans son pays d'une solide réputation. Certaines de ses oeuvres ont d'ailleurs été adaptées à l'écran. Les romans de
Kate Grenville ont remporté de nombreux prix tant en Australie qu'au niveau international. 'The Idea of perfection' ('The Orange Prize for Fiction' en 2001) est devenu un best-seller. Son grand succès d'écrivain est 'The Secret River' (‘The Commonwealth Prize for Literature', 'The Booksellers' Choice Award', 'The Fellowship of Australian Writers Prize' en 2006), une fresque sur l'installation des colons blancs en Australie et sur leurs rapports conflictuels avec les Aborigènes. le dernier roman de
Kate Grenville, 'The Lieutenant', a remporté 'The Orange Prize for fiction' en 2010 et il a été traduit aux Éditions Métailié en 2012.
L'histoire que nous conte
Kate Grenville est d'une touchante simplicité. En 1770, le jeune Daniel Rooke (il a huit ans) est passionné par les nombres premiers, Euclide et les étoiles, lesquelles (page 18) lui font tourner la tête. Placé à l'Académie Navale de Portsmouth, bizuté par ses ainés, ne pouvant (page 15) se confier à ses parents, Daniel Rooke aspire à devenir (page 17) un garçon ordinaire. de condition modeste, Daniel Rooke intègre les 'Marines Forces' de Sa Majesté, le roi George III, en qualité de sous-lieutenant. En 1786,
le lieutenant Daniel Rooke embarque à bord du trois-mâts le ‘Resolution' pour une mission d'observation des comètes en Nouvelle-Galles du Sud, territoire vierge et peu connu de l'Australie. Sur place, Daniel Rooke observe le climat et les étoiles mais il est surtout intrigué par les aborigènes, indigènes auxquels les colons anglais donnent le nom de « naturels ». La barrière de la langue freine toute communication jusqu'au jour où Daniel Rooke fait la connaissance de Tagaran, une jeune fille aborigène avec laquelle il va se lier d'amitié. Comprimé par des années de scolarité, par la vie militaire et par la vie en mer, Daniel Rooke se détend, fasciné par Tagaran : cette fascination est mutuelle et, à ses côtés, le tout jeune homme devient un homme, découvrant l'identité, la spécificité et la culture du peuple Cadigal.
L'histoire que nous conte
Kate Grenville est très largement inspirée du véritable parcours de William Dawes : « Je suis tombée sur un bref extrait des cahiers de Dawes dans un livre de
Tim Flannery à propos des débuts de Sydney. Les cahiers rapportaient les cours de langue donnés à Dawes par une jeune fille aborigène, et contenaient mot pour mot les conversations qu'ils ont eu ensemble. Leur relation était clairement affectueuse, taquine et respectueuse (et, selon mon opinion, ce n'était pas une relation sexuelle). Il était très surprenant pour moi qu'un lieutenant de la Marine Royale et une jeune fille aborigène puissent construire un pont d'amitié au-dessus des fossés de la race, de la langue et de la vie qui les séparaient, et j'ai écrit le livre pour explorer cette unique et touchante relation ». Ainsi, ‘The Lieutenant', qui est truffé de termes et d'expressions de la langue Cadigal, nous offre à la fois un cours d'ethnologie et une rencontre entre militaires britanniques et aborigènes. le thème de l'apprentissage d'une langue est assez convenablement traité : on ne peut acquérir une langue sans établir de vraies relations avec ceux et celles qui la parlent. Écrit dans un style simple, clair et précis, relatant des faits probablement assez proches de la réalité, 'The Lieutenant' séduira le lecteur épris de dépaysement, enclin à la délicatesse, et attiré par le pouvoir évocateur des images. Au-delà du mythe du ‘bon sauvage', le lecteur y trouvera aussi matière à réfléchir sur le colonialisme et plus précisément sur la cruauté des colons britanniques envers les aborigènes, ce que
Kate Grenville explique par le fait que ses propres aïeux (qui étaient des condamnés et qui sont arrivés en Australie avec les premiers colons) ont été personnellement témoins de faits similaires à ceux qui sont relatés.
Kate Grenville dénonce à fleuret moucheté les méfaits du colonialisme et nous montre son peu de goût pour la chose militaire : (page 32) Daniel vit que sous la surface inoffensive du service de Sa Majesté, derrière ses rituels, ses uniformes et ses civilités, se cachait l'horreur (le meneur des mutins est pendu en place publique) ; (page 93) j'avais huit gaillards avec moi et nous avons fini par réussir à ligoter deux pauvres diables : il a fallu leur mettre les fers aux pieds et aux mains. Mais, vous avez fait votre devoir, voilà tout ! (page 158) c'était la justice en oeuvre : impartiale, aveugle, noble. Il n'y a pas de justice sans douleur ; (page 197) le service de l'humanité et celui de Sa Majesté ne sont pas synonymes. La fidélité à
L Histoire semble réelle. Les personnages sont attachants : outre Daniel Rooke et son copain Talbot Silk, (page 27) « un modèle de réussite », il y a tous les militaires qui l'entourent, comme les capitaines Barton et Gardiner (page 47), Gosden et Lennox (page 55), les lieutenants Timpson (page 73) et Willstead (page 77), le docteur Weymark, au major Wyatt, l'aumônier Pullen, le garde-chasse Brugden (page 80) et le gouverneur, le commodore James Gilbert. Éprise d'humanisme,
Kate Grenville nous offre un livre agréable à lire. Passionnée par son sujet, elle fait revivre pour nous les us et coutumes d'autrefois de la Nouvelle-Galles du Sud et elle nous relate l'histoire d'une amitié. Oui, quelle belle histoire que celle de Daniel et de Tagaran ! Refusant la facilité et le conformisme, Daniel - qui pouvait faire carrière de soldat fera, en tant qu'être humain, astronome et linguiste, le choix délibéré et convaincu du respect et de l'écoute et de la même façon, Tagaran - qui pouvait suivre les us et coutumes Cadigal – tentera de s'ouvrir à un monde qui lui est étranger et qu'on lui impose, et elle fera la découverte de l'amitié !
Alors, un roman captivant, original et plein d'espoir ? Pas réellement. La nature est décrite d'une façon très visuelle (il y a peu de sons, d'odeurs et de saveurs dans ce texte) et un peu mièvre : ainsi, (page 49) le bateau passe « tranquillement devant des baies bordées de croissants de sable jaune et de promontoires de forêt drue ». La culture aborigène est décrite « de l'extérieur », sans affect aucun (ou avec trop de retenue), comme le ferait un entomologiste muni d'une loupe, à propos d'un insecte. Certaines phrases sont assez peu heureuses : ainsi (page 63)
Kate Grenville nous parle de la « solitude intérieure » de Daniel Rooke, de toutes ces « âmes naufragées comme lui » mais, faute d'explication, cette affirmation gratuite vient ici comme un cheveu sur la soupe ; puis (page 71), l'auteure nous indique que « Daniel connaissait maintenant toutes les constellations australes aussi bien que celles sous lesquelles il avait grandi » mais à aucun moment elle ne nous a montré dans les pages qui précédaient que Daniel commençait à apprendre ces constellations australes. Quant aux traits des personnages, ils sont aussi vite esquissés qu'oubliés. Et pourquoi faire de Daniel Rooke un autiste qui (page 20) ressentait les textures de fugues jouées à l'orgue de l'église, qui (page 27) avait l'oreille absolue, qui (page 129) ambitionnait de craquer la langue Cadigal comme on craque une noix ? Et pourquoi avoir fait de Talbot Silk, son copain, un littéraire d'exception (page 46 – l'élégance de ses phrases, le façonnement de sa progression … l'instinct de travailler un événement pour que sa narration devienne presque plus réelle que les faits) faisant pendant au mathématicien de génie qu'était Daniel Rooke ? Pour quelles raisons
Kate Grenville aura voulu apporter ce surplus de densité et d'épaisseur à nos deux héros ?
Au final, vous avez entre les mains un livre qui s'inscrit dans la suite de ‘The Secret River' et qui pourra intéresser par son histoire agréable et son écriture. Mais l'ouvrage m'a semblé un peu trop long et rédigé avec un peu trop de distance. Je le conseille donc en priorité aux passionnés d'histoire coloniale ou aux amateurs de ‘jelly'.