Avec
le sang des parangons,
Pierre Grimbert offre une oeuvre de fantasy très sombre, haletante et originale. le décor de fin du monde est posé : les catastrophes naturelles se multiplient, le monde se disloque, entraînant ainsi la disparition de peuples entiers. En désespoir de cause, chaque royaume – quel que soit l'étendue de son pouvoir ou de ses richesses – envoie un parangon à la montagne sacrée. Cette troupe hétéroclite de guerriers, archers, mais aussi de philosophes, grimpeurs, pisteurs, rois et reines, mages et prêtresses, doivent composer ensemble afin d'affronter la montagne. Leur objectif ? Parvenir à trouver les Dieux, et empêcher la fin du monde.
Le synopsis est en lui-même porteur d'un suspens angoissant : un enjeu colossal, nécessitant une collaboration peu intuitive de la part d'individus de tous horizons, à l'assaut d'une montagne mystérieuse devant laquelle s'amoncellent des cadavres des précédentes escouades de parangons. En somme, une mission démentielle avec de faibles chances de réussite.
- Suspens et huis-clos : frissons garantis
Rythmés, les chapitres sont incisifs, poignants, et n'épargnent en rien ces champions des quatre coins du monde.
Une fois les parangons entrés dans la montagne, le récit s'assombrit, imprégnant le lecteur d'une ambiance de danger imminent. L'avancée est difficile, les chapitres apportent leur lot de victimes, de rencontres inattendues, de doutes quant à l'issue de la mission, de débats stratégiques sur les chemins à prendre, ou de réflexions spirituelles. La noirceur du roman se maintient tout du long, laissant filtrer un infime espoir pour nos héros, et en tant que lecteur, nous sommes avides de réponses : vont-ils survivre ? vont-ils rencontrer les Dieux ? Les Dieux existent-ils seulement ? Vont-ils sauver le monde ?
Ces questions sont d'autant plus présentes que l'auteur ne s'attarde pas sur les éléments de contexte, pas plus que sur les relations entre les Royaumes – que l'on devine complexes, faites de jeux d'alliance, et de guerre – sans pour autant en connaître les tenants et les aboutissant. Ce flou renforce l'ambiance de huis-clos angoissant : le monde est certes vaste, mais tout se joue dans la montagne.
L'auteur jongle habilement entre fatalité et espoir, emmenant le lecteur dans une descente aux enfers dont on ne voit pas le bout. Il s'avère sans pitié avec ses personnages. La fréquence et la cruauté des pertes chez les parangons rappellent, tant aux champions survivants qu'aux lecteurs, comme l'Homme est petit face à l'univers, impuissant face au temps qui passe, soumis à la force des éléments naturels.
- Les personnages : à foison, mais tout de même travaillés
Originalité du roman, l'auteur parvient à nous faire rencontrer une ribambelle de personnages très divers.
Certains sont venus en quête de gloire, d'autres dans l'espoir d'une rédemption, certains y attendent la mort, d'autres ont soif de vérité, l'une cherche son frère, l'autre cherche l'occasion d'évincer un rival… Les personnages disposent d'autant d'ambitions différentes que de compétences opposées, allant de la sagesse à la force brute, en passant par l'art de se faufiler dans le labyrinthe des souterrains, celui de grimper ou de soigner…
Ce brassage d'origines, d'aspirations et de compétences différentes ne va pas sans créer des tensions, exacerbées par les conflits politiques opposant certains Royaumes. Comme si les périls de la montagne n'étaient pas suffisants, viennent s'insérer, dès le début du roman, avant même qu'ils ne pénètrent dans la montagne, les dangers de la division, du manque d'unité et de confiance.
Cette diversité de personnages apporte donc un renfort du suspens, et une complexité de l'intrigue. Bien que certains apparaissent de manière très fugace dans le récit, l'auteur parvient à créer à chacun une identité sans tomber dans les stéréotypes. Il y a, certes, un paquet de gros bras, mais l'on trouve également d'autres personnages moins courants. Je citerais à titre d'exemple Jio (le moine qui se balade nu), la prêtresse fantôme (transcendée par les pouvoirs de la montagne, elle parvient à tuer les montres avec le toucher) ou encore le philosophe aux yeux bandés…
- le choix narratif : original et adapté
La forme du roman est, par ailleurs, très atypique : chaque chapitre est consacré à un personnage différent. Ce choix s'avère judicieux, il donne une hauteur de vue au lecteur, qui bénéficie du point de vue de personnages très divers, et renforce l'enjeu universel de leur quête.
Il permet aussi de faire comprendre au lecteur qu'il est ici inutile de s'attacher plus à un personnage qu'à un autre, et il donne libre place au réel protagoniste du roman, celui contre qui les aventuriers se battent : la montagne sacrée elle-même.
Loin de n'être qu'un repère pour les vers, les araignées géantes ou autres monstres, la montagne se joue des intrus, tente de les amener dans des pièges ou de les perdre. Elle semble avoir une âme et une conscience.
Ce choix implique également qu'aucun champion n'est à l'abri, et garantit un total suspens pour le lecteur, incapable de prédire quels seront les survivants de cette expédition, ni même d'ailleurs s'il y en aura.
- le dénouement :
Après un tel suspens, il va sans dire que le dénouement est crucial et fortement attendu. Je n'ai pas été déçue de la fin, qui boucle la boucle.
Néanmoins, je me suis longuement creusée la tête et j'en suis venue à considérer deux interprétations possibles.
Lorsque Jorine dévoile la traduction du texte gravé au coeur de la montagne, elle révèle – à la stupéfaction générale – que les dieux n'existent pas. Les explications du frère de Naën corroborent le texte, et indiquent que les parangons survivants sont voués à devenir les gardiens du fragment d'étoile.
Dans une première interprétation (qui est – a priori – la plus communément admise), la fin s'avère
à la fois horrible et tragique (les parangons survivants doivent rester enfermés pour le restant de ses jours à veiller sur le fragment d'étoile, sans voir le soleil et sans autre nourriture que les créatures de la montagne…) ;
mais également sublime voire poétique (au prix d'un ultime sacrifice, n'ont-ils pas finalement réussi ? A défaut de rencontrer les dieux, ils sont devenus les gardiens mortels du fragment d'étoile, et protecteurs du monde).
La morale serait en quelque sorte que l'humanité ne peut survivre sans sacrifice, que chacun doit agir pour le bien commun.
Cependant, dans cette hypothèse, nous ne pouvons qu'être pessimiste quant à l'avenir du monde à long terme :
L'on sait que le temps ne s'écoule pas de la même façon dans la montagne, ainsi, quelques heures sous terre équivaut à plusieurs années à la surface. L'épilogue révèle qu'après cette expédition, les Royaumes ont cessé d'envoyer des parangons dans la montagne, constatant, de fait, que le monde avait cessé de trembler. Ils pensaient naïvement que laisser la montagne sacrée en paix était la réponse attendue des dieux – alors que le périple des parangons nous a dévoilé qu'il n'existe pas de dieux, mais seulement des gardiens de l'étoile, mortels. D'où ma question : Que se passera-t-il, pour le monde, à la mort de nos parangons survivants (peut être dans plusieurs siècles considérant les divergences temporelles) ? Comment les Royaumes interpréteront-ils le retour des catastrophes naturelles ? Une nouvelle ère des parangons sera-t-elle menée, engendrant de nombreux sacrifices jusqu'à ce que certains parviennent au coeur de la montagne et endossent le rôle de gardien ?
Cela n'est-il pas un cycle voué à se répéter à l'infini ?
Une deuxième interprétation m'est finalement venue, plus optimiste :
Cette interprétation est née de deux éléments :
1- mon incompréhension à savoir comment les 7 rescapés ont-ils pu devenir des légendes aux yeux du monde (cf épilogue) – alors qu'ils sont supposés ne jamais ressortir de la montagne en tant que nouveaux gardiens ? Il y a quelque part là-dedans quelque chose d'illogique, qu'on pourrait toujours mettre sur le dos des pouvoirs ésotériques de la montagne, mais de quoi m'interroger tout de même.
2- Selon les croyances dévoilées dans l'épilogue, Naën devient une divinité qui « maîtrise l'art de sortir des labyrinthes ». Il s'agit de la dernière phrase du roman : coïncidence, ou choix délibéré de l'auteur pour mettre le doute dans la tête des lecteurs ? Et si les parangons étaient parvenus à sortir de la montagne ?
Ce postulat impliquerait que ces parangons, vainqueurs de la montagne, sont effectivement devenus des dieux. C'était une hypothèse que me paraissait assez incongrue, avant de me rappeler combien la montagne transformait ses occupants. Pour rappel, l'une des championnes devient quasiment un vers, développant des réflexes animaux…
Parmi nos 7 survivants, la prêtresse fantôme développe des pouvoirs incroyables (tel que tuer au simple toucher), Jio se bat à mains nues contre une araignée ; Jorine, qui ne savait pas lire les symboles gravés, parvient tout d'un coup à faire la traduction ; le montagnard se relève indemne de sa blessure ; de même peut-on dire que le talent de Naën à choisir toujours les bons chemins relève d'une simple intuition ?
Dans cette hypothèse, la montagne a bel et bien transformé les héros survivants, exacerbant leurs talents, développant des pouvoirs, les faisant devenir des divinités. Partant de là, pourquoi pas imaginer qu'ils ont quitté cet endroit maudit, en emportant avec eux la précieuse étoile, et garantissant cette fois une protection à long terme du monde ?
Cette théorie, sans être impossible, paraît certainement moins évidente que la première. Néanmoins, l'idée de laisser planer le doute me plaît. Cela participe également à l'ambiance inhérente aux légendes, qui contiennent toutes leurs parts de vérité et leurs parts d'ombre.
En conclusion,
le sang des parangons est un roman de dark fantasy avec un choix narratif aussi inhabituel qu'à-propos. Lecture frisson, je suis convaincue que cela ferait un excellent film d'horreur, non seulement grâce au suspens lié à la fréquence des morts ou à l'angoisse des monstres ;
mais aussi en raison de l'aspect psychologique - certains personnages étant poussés vers la folie, la possession ou le désespoir ;
ou encore en raison de la puissance qui émane de cette montagne, distordant le temps et les lois de la gravité, semblant avoir une conscience malveillante, poussant les aventuriers dans des pièges.
Séduite par le rythme soutenu des chapitres courts et percutants, je suis encore davantage conquise par la fin du roman qui confère une profondeur au récit. Elle offre des réponses, tout en laissant aux lecteurs le choix d'interpréter une part d'ombre, celle propre aux légendes traversant le temps.