St-Germain, Paris, 1959. Un de mes rêves aurait été de vivre à cette époque de bouillonnement intellectuel. Voir Camus,
Sartre et cie, dans un café, en train d'échanger à une table près de la mienne. Je les vois et je les entends. Je pourrais tendre la main et les toucher. Peut-être oserais-je même leur parler. Ce serait un peu surréaliste. J'aurais probablement plus de chances avec quelques uns de leurs amis, certainement moins populaire mais qui gravitent dans le même cercle. Je me plais à penser que c'est l'avenue que
Jean-Michel Guenassia a choisie.
À travers le destin de Michel Marini, un garçon de douze, c'est un peu ce qui nous arrive. L'univers de ce garçon porte surtout sur le rock-and-rock, la photographie, le baby-foot et d'autres trucs des gamins de son âge. Il est un peu affecté par la guerre d'Algérie (la famille de sa mère y vit toujours). Mais à par ça… Puis, un jour, il entre dans ce bistrot. le Balto. C'est que, dans l'arrière-boutique, on joue aux échecs. Et pas n'importe qui, non.
Kessel et
Sartre y ont même été vus. C'est un monde nouveau qui s'ouvre à Michel : il rencontre un groupe de personnes uniques en leur genre : des intellectuels réfugiés du Rideau de fer. Ils forment
le club des incorrigibles optimistes.
Denfert-Rocheleau, Paris, 1959. L'existentialisme est encore omniprésent. On n'est pas au quartier
Saint-Germain mais tout comme. Donc, au Balto, il règne un peu de cette ambiance que je n'ai pas connue mais qui m'attire. C'est un de ces cafés où l'on parle « de la guerre, de Paris, de musique, de
Dostoïevski, des échecs et de mille autres choses. » Mais, en prime, on a droit aux expériences de réfugiés… les Russes Igor Markish, Leonid Krivochéine, Victor Anatolievitch Volodine, Igor Emilievitch, le Polonais Tomasz Zagielovski (Polonais), l'Allemand Werner Toller (probablement un nazi qui se cache), les Hongrois Tibor Balasz et Imré Faludy (un acteur désabusé et son agent, assurément homosexuels), le professeur de latin et de grec ancien Gregorios Petroulas (ironiquement, ce communiste convaincu a dû fuir la Grèce et a retrouvé à Paris
des hommes qui ont fui des régimes communistes). Puis il y a les autres, comme Vladimir, Virgil, Pavel… impossible de tous les nommer.
Le Balto peut sembler un repère intéressant, mais tout n'est pas rose pour ces émigrants. Ces intellectuels et scientifiques, une fois le Rideau de fer traversé, n'ont pas trouvé des positions aussi enviables que celles qu'ils ont abandonnées. Ils sont contraints à occuper des petits boulots, à devenir conducteur de taxi ou autre. Ils déchantent vite.
le club des incorrigibles optimistes est donc leur histoire à chacun. Et le fil conducteur ? Michel Marini. C'est lui qui fait le lien entre toutes ces anecdotes, tous ces souvenirs. Tous ces destins ! D'ailleurs, on les lui raconte et il doit essayer d'en constituer un tout. Parce que, après tout, c'est toujours un peu la même histoire, mais déclinée de façon différente selon les personnages. Et, à passer tout ce temps avec ses nouveaux amis, il en oublie un peu les devoirs, sa famille qui éclate, Cécile… Il était tellement crédible, ce garçon, j'y ai cru.
J'adore les pavés, parce qu'ils permettent de s'immerser dans un univers pendant une longue période. Ça me permet de connaître intimement les personnages, j'ai l'impression de partager leur vie, leurs joies et leurs angoisses, et vivre (par extension) leurs aventures. C'est précieux. J'ai passé un moment agréable en leur compagnie, d'autant plus que la plume de
Jean-Michel Guenassia était précise et touchante, empreinte d'humour et de tendresse. Pas de fiorutures, de style trop recherché, et la rigueur historique ne pèse pas. En fait, tout est mesuré, parfait. Chaque fois que je devais déposer le livre, suspendre ma lecture, c'était un supplice. J'ai découvert un auteur remarquable et j'ai hâte de lire d'autres de ses romans.