Ce récit, dont la structure rappelle de loin en loin les romans du XVIIIe siècle – je pense notamment à l'
Abbé Prévost recueillant le témoignage du chevalier des Grieux, lequel constitue l'intrigue de
Manon Lescaut – , est d'abord touchant par sa sincère tristesse…celle provoquée par un monde d'autrefois qui s'en est allé entre les mains impuissantes d'Anne-France, dont le destin a d'abord été sacrifié sur l'autel de l'Histoire puis de ce que certains appellent péremptoirement la fin de l'Histoire.
Après lecture du destin contraire de cette femme française, précipitée dans la laideur d'une société exclusivement économique et déracinée, et en guise d'avertissement au lecteur, une phrase me vient soudain à l'esprit : « Nous allons parler de fort vilaines choses, et que, pour plus d'une raison, nous voudrions taire » (
Stendhal,
La Chartreuse de Parme).
Car il est vilain de ne vivre que dans la jouissance immédiate, au mépris de son prochain, de briser les repères de chacun pour leur substituer une fange informe, laquelle me condamne, moi aussi, à porter le poids d'une « âme glacée par le désoeuvrement » que, contrairement à l'auteur, la lecture du Journal d'Anne-France n'a pas allégé.
Anne-France, belle jeune femme de jadis devenue une vieille oubliée dans sa mansarde et qui finira comme Gervaise – dans l'Assommoir, d'Émile
Zola –, après avoir rempli d'elle-même les pages d'un journal intime. Comme une bouteille jetée à la mer pour dire au monde devenu indifférent qu'elle a été avant de n'être rien qu'une ruine ; même si « les ruines…ça ne se visite plus », dit le texte.
Le roman de
Romain Guérin raconte aussi la descente aux enfers consuméristes de notre France. Des enfers qui abandonnent avec cynisme ceux qui ne suivent pas le chemin tracé, particulièrement quand ils sont attachés à des valeurs honnies par une idéologie volontairement amnésique.
D'accord, « toutes les sociétés, à toutes les époques, ont connu cette violence légitime du pauvre. Mais ce qui a changé dans la violence que l'on connaît aujourd'hui, c'est qu'à cette brutalité de la misère se sont amalgamées la vulgarité de la société de consommation et la sauvagerie du tribalisme. »
Accablée d'humiliations – maltraitée parce que soupçonnée, à tort, et par des résistants de la dernière heure, d'avoir couché avec un « boche » – et de drames – la mort de son
amour unique, puis de son fils, lui aussi unique, en Algérie ; enfin de sa Tantine devenue folle de chagrin –, Anne-France, sans descendance possible, n'a rien à léguer à la postérité sinon son cri de douleur écrit.
Combien d'Anne-France, en réalité, meurent dans le silence d'une société obsédée par le présent, sans souci d'hier et de demain ? Qu'a-t-elle à faire de ces survivants improductifs cette même société souverainement égoïste ? C'est précisément cela que nous renvoie
Romain Guérin, dans un style qui conserve la candeur de l'enfance tout en égrenant une plainte d'adulte blessé.
Comme pour contrebalancer le matérialisme de notre époque, la poésie – alcôve éternelle des âmes rêveuses et tourmentées – occupe une place prépondérante dans le texte, tel un fil d'Ariane reliant les destins. Quelques vers surgissent alors, qui ont « l'inflexion des voix chères qui se sont tues » (
Verlaine) ; vers qui disent l'
amour bien plus que la consommation des corps :
« Mêlée au nord des cieux, cette fille fascine
En l'ignorant mes yeux, qui dans ses longs cheveux
Ondulés et soyeux, séditieux se confinent,
Là-bas, mon rêve, enfin, est conforme à mes voeux. »
Autres vers qui résument si exactement le personnage d'Anne-France :
« Cette élégance anachronique
Chez une mendiante surtout,
Prouve combien est ironique,
Ce siècle de fats et de fous. »
Ici, la foi, parce qu'elle est humaine et sans le filtre des apparences qu'affichent certains faux croyants, se montre authentique, malmenée aussi par les épreuves qui accusent autant qu'elles supplient Dieu. Et puisque « le temps arrondit les pointes des douleurs les plus vives », Dieu retrouve toujours sa place. On ne parle dès lors plus de religion au sens dogmatique mais bel et bien de rapport intime à Dieu ; un rapport sinueux contenu dans cette phrase exceptionnelle de bon sens spirituel : « La rencontre avec le vide ou Satan rapproche de Dieu alors que la malice bigote opère cet anti-miracle, si je puis dire, celui de rendre détestable le Christ aux âmes les plus nobles. »
Enfin, pour confondre ces individualités égoïstes – et on moins égotistes ! –avides d'apparences et de lumières artificielles, je conseille à chacun de méditer cette phrase du Journal d'Anne-France : « Il faut toujours accepter le présent du pauvre, aussi nu soit-il, au risque de lui faire la pire injure qu'une âme puisse souffrir. » le pauvre comme miroir de nos failles…
Ce récit est donc confondant non pour lui-même mais pour note société du vide cruel. Hélas, il s'en trouvera toujours pour fustiger certaines prises de position qu'il recèle, notamment sur l'avortement. Il est d'ailleurs étrange de constater l'intolérance des chantres de la tolérance, ces mêmes chantres qui attaquent – comme j'en ai été récemment témoin à
Paris – des librairies au nom de la liberté…!
Une liberté souvent pleine des bulles de Coca-Cola et qui fait s'interroger Anne-France : « Je me demande juste si on a bien fait de massacrer des indigènes à plumes pour mettre à la place un peuple d'obèses
amoureux de leur télévision et qui semblent ignorer parfaitement que leur pays fait la guerre au monde entier. » On pourrait dire de même de l'Europe !
Lecture hors des sentiers balisés mais lecture salutaire que ce journal…
(Sincères remerciements aux éditions Altitude pour cette remarquable découverte.)