Les circonstances
Les circonstances n'atténuent pas toujours, loin de
là ! Elles sont parfois douces et mansuètes. Elles savent
être propices et complaisantes. Mais le plus souvent, elles
se liguent, elles s'acharnent, elles empirent la situation.
Ainsi la plupart des malheurs, les plus inextricables en
tout cas, sont dus à des concours de circonstances.
Certaines peuvent venir de très loin, ne s'étaient jamais
rencontrées, d'autres désœuvrées, passaient par là, à
l'affût d'un malheur à faire (aucune circonstance n'est
jamais là par hasard). En une seconde, elles concourent :
s'agrippent les unes aux autres, s'entrechoquent, se ficel-
lent de nœuds, s'agglutinent comme un paquet de pieuvres
autour de vous. Elles noircissent la situation et l'enfon-
cent dans une encre illisible.
C'est là que votre malheur commence : car maintenant,
c'est le vôtre, celui que vous serez seul à subir. Les
circonstances s'en fichent éperdument, assurées qu'elles
sont de la plus totale impunité.
Certains ont proposé des plans pour éliminer les
circonstances. Mais cette utopie logique du bonheur n'a
jamais été réalisée. Les autorités hésitent. Ce n'est pas
que les moyens manquent ni les systèmes draconiens,
mais on laisse faire. Sans que l'on sache bien pourquoi,
il semble que les circonstances soient indispensables.
Elles aggravent, elles accablent, elles condamnent.
Mais elles dessinent aussi toutes sortes d'espacements,
d'intervalles, de lignes floues, de pointes et d'arron-
dis, de pages blanches et de marges avec un illogisme
encourageant.
Les circonstances profitent de cette ignorance pour se
perpétuer sans souci.
p.153-154
Brisures de temps
Dans les villes, aucune horloge sur les façades, sur les
beffrois. Dans les intérieurs, aucune pendule. Aux poi-
gnets, aux chevilles, pas la moindres montre. Ce n'est pas
que les Baldéens les ignorent. Ils ont des mathématiques
féroces, ils connaissent les subtilités du calcul et le travail
d'orfèvre. Mais les montres, ils les rejettent et les refusent.
Ces mécanismes anguleux, ces roues dentées, ces ancres,
cames et cliquets, ces cercles engrenés avec leurs cils de
métal bleu ne font, disent-ils, qu'émietter le fantôme du
temps.
Pour eux le temps est une mer sensitive — un glisse-
ment de vagues et de suspens, une palpitation chan-
geante.
On ne mesure dans les montres que l'étendue de son
désert. On y concasse minutieusement l'inertie d'un
sable, le sable indéfini de la disparition du temps.
Le bruit d'une pendule les inquiète. On n'y entend,
disent-ils, que le crépitement minéral de la mort. Le
bruit de ce petit marteau inexorable qui cloue l'éternité
sur l'immensité de son vide, sur son indifférence, sur
son inanité fossile.
À cette mécanique exacte du néant les Baldéens pré-
fèrent le temps ondulant, un temps qui se surprend parfois
lui-même par ses écarts, ses moments vagues, ses absences,
ses raccourcis.
Un temps fluide, troué parfois de tremblements d'éter-
nité.
Ici le temps a son enfance devant lui.
p.51-52
Distances
Il faut une certaine intimité, une longue métamorphose,
une confiance sans calcul — et savoir découvrir
l’oiseau taciturne que l’on porte en soi.
Beaucoup, qui vous parlent de vol d’oiseau, n’y sont
jamais parvenus.
Pour aller en Baldéa, je m’accorde avec des oiseaux
voyageurs : le gouffle cendré, le sorcenet, l’empreduse
ou parfois, bien qu’il ait la réputation d’un migrateur
lunatique, le racaste.
Je ne saurais dire combien de fois je suis allé en Baldéa,
combien de voyages, combien de séjours et de parcours
dans l’inconnu, mais souvent.
Je partais sans toujours savoir exactement si la décision
était la mienne ou venait d’ailleurs, de là-bas.
Parfois je m’y suis retrouvé : le signe que je rencon-
trais là son autre, sa part obscure, non pas son double
(n’importe quel miroir vous le fournit) mais la part étran-
gère qui le compose….
p.10-11
L’enchevêtrement
[Ici rien ne s’appartient….
Toute souris contient un serpent…
Toute légende contient au moins une souris.]
Or il arrive que la souris ne se contienne plus. Son for
intérieur lui pèse, son quant-à-soi menu timide et minu-
tieux formé à l'ombre du grain d'orge. Sa condition l'in-
supporte et l'exaspère, elle qui aurait tant voulu autre
chose, une vie de lynx, une vie de mouette ou d'épervier.
À tel point brusquement qu'elle s'encolère et se débonde.
Elle en a marre ! Elle fulmine, elle lâche tout. Elle
extrafuse.
Et c'est l'orage. Non pas sa cause extérieure et loin-
taine, mais l'orage lui-même, sa fureur, sa déflagration.
Des pommes, des cargaisons de pommes déboulent, rou-
lent sur des ponts, des caisses éclatent et se disloquent,
des serpents déferlent, se tordent, sifflent comme des
fouets, des tempêtes sortent les unes des autres et se
déversent en déluges, engloutissent l'horizon, des voiles
claquent et se convulsent, les équipages s'affairent dans
les chocs, les rafales, les gifles d'écume, les cris des capi-
taines tentent de surmonter la confusion au milieu d'un
grondement des fables et des craquements.
Ici, au premier roulement d'orage, on pense à la
rupture de souris. On sait.
Rien à faire bien sûr contre l'orage, contre le défer-
lement. Rien contre une souris dont on ignore à l'heure
qu'il est la résidence, l'histoire personnelle et les ascen-
dants, la vie, la dernière contrariété.
Mais la connaissance vous rend l'orage familier, presque
intérieur. Car vous aussi, d'aussi loin que vous veniez,
un certain goût de pomme, une souris d'enfance, un
certain navire, une voilure, un tumulte d'obscur océan,
un capitaine débordé par sa propre allégresse, un ser-
pent de cris, tout cela vous habite.
Un certain enchevêtrement.
p.23-24
Destinations
Si vous désirez vous rendre vers une destination per-
sonnelle pour laquelle n’existe aucun chemin, … les Bal-
déens très volontiers vous prêtent un chemin, une voie,
une route portative….
Ceux-là — grisés par la facilité, bornés par la certitude
d’atteindre ou parce qu’ils ont mal apprécié l’épreuve
de la distance —, ceux-là ont vite fait d’avoir consommé
tout leur espace. Portés par leur précipitation ils arrivent,
disent les Baldéens, au bout du rouleau (ils le savaient
peut-être, et tentaient seulement l’impossible…).
Il n’y a plus alors autour d’eux que l’indifférence
féroce du monde. S’ils veulent poursuivre ou rebrousser,
il ne reste de la route qu’un trait sur le sol, un dernier
trait dont on ne peut plus se détacher.
Ils sont parvenus sur le bord exactement de leur
disparition.
Les Baldéens les tiennent pour des fantômes sans
importance, pour des êtres de solitude, absorbés déjà
par leur mirage.
En observant les usages, je compris qu’ils ne vous
donnent jamais à dérouler que votre propre traversée
du temps. Ce sont des fournisseurs de destin.
Aucun voyageur ne songe à le leur reprocher….
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