Comment se fait-il que je n'ai découvert ce récit d'utilité publique sorti il y a 20 ans qu'à la faveur de la récente commémoration du génocide des Tutsis en 1994 ? Ce livre est compilation d'interviews rangées par thématiques avec des jeunes et moins jeunes qui se sont laissés entraîner dans cette folie collective entretenue pendant des décennies et qui déboucha sur les tueries pour lesquelles ils “débordai[en]t de vie”. (p.68) Il ne s'agit pas ici de voyeurisme malsain, mais d'une tentative menée par
Jean Hatzfeld de comprendre quels ont été les dynamiques mortifères, collectives et individuelles, à l'oeuvre au travers de discussions régulières avec ceux qui à l'époque des entretiens étaient détenus à la prison de Rilima.
Du pain et des jeux. Ou plutôt : de l'urwagwa et des coupes. le parallélisme n'est pas exagéré car les Hutus suivis par
Jean Hatzfeld se retrouvent le soir pour célébrer leur journée de massacre, fanfaronner quant à leurs exploits meurtriers de la journée et se répartir les butins amassés durant les pillages. On pourrait penser qu'ils ont passé la journée à jouer à Fortnite avec un casque de réalité augmentée sur la tête. Car pour eux, tout cela semble sans conséquences tellement ils abordent avec détachement ou plutôt avec entrain les massacres. Comme le raconte a posteriori, Pio: “Un génocide, ça se montre bien extraordinaire pour celui qui arrive par après comme vous ; mais pour celui qui s'est fait embrouiller des grands mots des intimidateurs et des cris de joie des collègues, ça se présentait comme une activité habituelle.” (p.259) Jean-Baptiste confirme: “On s'est familiarisés à tuer sans autant tergiverser”. (p.28)
C'était d'autant plus le cas qu'ils étaient animés par la profonde conviction que tout cela n'aurait pas de conséquences néfastes pour eux, étant donné que les épisodes passés de crimes sporadiques envers les Tutsis sont restés impunis. En outre, il n'y avait aucun intellectuel ou ecclésiasistique pour appeler à la modération ou au retour au calme, les écoles et les églises ayant été fermées pendant la durée des massacres. Quant aux témoins internationaux, qu'ils soient diplomates, soldats des Nations Unies, ressortissants étrangers, membres d'ONG, ils avaient abandonné la région, faisant sauter le dernier verrou au déploiement d'une violence totale.
Ce détachement à l'égard des massacres opérés il y a une décennie au moment de l'écriture du livre, se reflète dans leur relation à au pardon. Les tueurs ne prennent pas sérieusement la mesure de ce que le pardon implique du côté du rescapé. le génocidaire “ne comprend pas que, en demandant pardon, il exige un effort extraordinaire de la personne à qui il s'adresse. Il ne perçoit pas son dilemme, son tourment, son courage pour son altruisme. Il ne se rend pas compte que, s'il demande son pardon comme s'il s'agissait d'une formalité, son attitude redouble la douleur puisqu'elle la néglige.” (p.223)
Au final, il apparaît que, même avec le recul, les anciens bourreaux peinent dans leur grande majorité à réaliser la gravité des faits. “C'est le caractère absolu de leur projet qui leur permettait de l'accomplir hier, avec une certaine tranquillité ; c'est son caractère absolu qui leur permet aujourd'hui d'éviter d'en prendre conscience, et de s'en trouver d'une certaine façon troublés.” (p.268)
Tout cela n'est pas de bon augure pour la pacification et la quiétude des esprits.
Dominique Celis traite dans “Ainsi pleurent les hommes” de l'évolution des relations interpersonnelles trente ans après les faits, de l'amnésie et du mutisme plus ou moins acceptés comme remède pour tenter de recoudre avec un fragile fil les liens entre Hutus et Tutsis.
Une “saison de machettes” est donc un livre essentiel que les professeurs d'histoire devraient inciter leurs classes à lire car au-delà de la condamnation, il s'attache à expliquer au moyen d'entretiens de première main, sans pour le moins justifier les atrocités commises.