Les Natchez: Une histoire coloniale de la violence

C’est aux romans américains de Chateaubriand, Atala, René et Les Natchez, que nous devons la postérité des Natchez et du massacre de 1729. Cette postérité est ainsi littéraire et française. Né à Saint-Malo, la patrie de Jacques Cartier, Chateaubriand s’est forgé très tôt un imaginaire de l’Amérique.
Toute sa jeunesse fut bercée par des récits de mer. Son père, un armateur malouin qui avait sillonné l’Atlantique de Terre-Neuve à Saint-Domingue, recevait chez lui des marins au long cours et, lors d’un séjour auprès d’un oncle capitaine de vaisseau, à Brest, l’adolescent se prit à rêver de « com-
bats » et de « terres inconnues » : « J’entendais les jeunes et les vieux marins raconter leurs campagnes, et causer des pays qu’ils avaient parcourus : l’un arrivait de l’Inde, l’autre de l’Amérique […]. Mon oncle me montra La Pérouse dans la foule, nouveau Cook dont la mort est le secret des tempêtes. » À cette époque, il a pu lire à Combourg la volumineuse Histoire des deux Indes de l’abbé Raynal, l’un des livres de chevet de son père ; mais c’est à Paris qu’il commence véritablement sa découverte « livresque » du Nouveau Monde.

Dans l’histoire de la Nouvelle-France, nous ne trouvons guère d’autre exemple de tuerie de ce type. Des assauts sanglants d’Amérindiens sont certes repérables dans la chronique coloniale canadienne, tel le « massacre de Lachine » près de Montréal, le 5 août 1689, qui vit des Iroquois tuer ou capturer plusieurs dizaines de colons, ou la mise à mort d’une vingtaine de coureurs de bois par des Sioux, en juin 1736, sur une île du lac des Bois (« l’île au Massacre », dans l’actuel Ontario) ; mais la tuerie natchez possède un caractère inédit : outre son aspect massif et instantané, elle est perpétrée par des voisins immédiats et des partenaires. Si, par le passé, des heurts avaient déjà opposé les Français à une partie des Natchez, ce sont dans l’ensemble des rapports de bon voisinage, incluant des alliances matrimoniales et des échanges de bons procédés, qui avaient prévalu. On sait que Le Page du Pratz était ami avec le chef natchez Le Serpent Piqué, que les colons participaient chaque année à la grande cérémonie estivale du maïs vert et qu’ils profitaient de la chasse des Autochtones, comme ils recouraient à leurs guérisseurs. De leur côté, les Natchez étaient friands des fusils, marmites et lainages de leurs voisins français. Cette alliance interculturelle masquait-elle un malentendu structurel ?

Des Natchez – ou « Natché » selon la prononciation française de l’époque – rendent visite aux colons qui occupent un fort, deux plantations de tabac et des habitations éparses à proximité de leurs villages, en surplomb du fleuve Mississippi. Ils se dispersent parmi eux en reproduisant les gestes de convivialité qui règlent depuis plusieurs années leur vie de voisinage, puis les attaquent de façon soudaine. Une heure plus tard, deux cents Français gisent à terre, scalpés ou la tête tranchée. D’autres sont capturés et soumis à la torture. L’assaut, d’une terrible violence, n’a rien d’aveugle,
puisqu’il épargne non seulement une partie des femmes et des enfants, mais encore tous les esclaves africains de l’établissement, révélant ainsi une logique apparente de « genre » et de « race ».