Nous voici spectateurs de dix
nouvelles ou mises en scène. Car il s'agit ici de vraies mises en scène présentées par
Patricia HIGHSMITH dans ce genre littéraire insolite qu'est la nouvelle.
Dans ce registre d'écriture, P. HIGHSMITH nous confronte à ces courts récits, à l'écriture alerte, où tout est dit en allant à l'essentiel, sans fioritures, pour aboutir à une brusque chute, une conclusion parfois sidérante.
1 - Pour résumer sans divulgâcher le premier excellent texte, L'ÉPOUVANTAIL : la vengeance d'un gentleman farmer qui, pour ne pas vouloir céder une parcelle de terre à son cher voisin, tisse un plan macabre en exposant sa victime à tous les vents et en plein champs.
2 - LÉGITIME DÉFENSE : un bien curieux récit, trouble ou maladroitement traduit, particulièrement à la fin de la nouvelle pas très réussie, ou bien je n'ai rien compris. Cette sorte de flou permet de proposer l'interprétation suivante, peut-être inédite dans les révélations de Babelio : en l'absence de son mari Stan et de son fils Freddie, Gennie tue involontairement un cambrioleur qui pénètre et vole l'argenterie dans la maison familiale. Gennie et Stan forment un couple d'écrivains en mal d'inspiration et semblent diriger et mettre en scène à l'infini les répétitions successives d'un cambriolage factice au domicile pour nourrir leur imaginaire et pour parfaire l'écrit, en quelque sorte : améliorer, progresser dans leur art, en savourant les différents vécus provoqués successivement. Mais ce cambriolage truqué s'est mal déroulé par (l'erreur ?) d'un assassinat involontaire. Ou bien est-ce là une énième version d'un cambriolage à l'issue volontairement accidentelle ? de l'humour à haut degré pour une histoire biscornue. Auto-dérision pour sa propre écriture, P. HIGHSMITH se moque en fait de cette nouvelle et s'identifie à Gennie qui en est rendue, je cite la conclusion page 71 : « …au milieu de son histoire. Au moins elle la racontait avec une certaine brièveté, et s'arrangeait même pour rire à un ou deux endroits ». Quoi de plus normal que la ‘'brièveté'' pour une nouvelle ! Cette légèreté dans la conclusion de l'auteur est stupéfiante et je pense qu'il ne s'agit nullement de raconter un ‘'simple'' assassinat et ses conséquences psychologiques sur la vie d'un couple.
3 - UN CURIEUX SUICIDE : un détournement de culpabilité aux conséquences tragiques.
4 – CES AFFREUX PETITS MATINS est un texte d'une brutalité, d'une rare violence exercée sur les enfants et d'une horreur inouïe pour dépeindre un couple misérable à l'extrême, incapable d'assumer l'éducation de leur progéniture.
5 - Suit LE RÉSEAU, sans grand intérêt, si ce n'est que de définir par une écriture très alerte, d'un caractère très positif ce qu'est la communication, rien de plus que de la communication à saturation, les réseaux sociaux avant l'heure et les bienfaits qu'exercent ces réseaux sur la société, pour le meilleur d'un monde.
6 - L'expression de folie pathologique, de la délinquance dans un monde en mal de reconnaissance d'identité. LA CRAVATE DE WOODROW WILSON est une excellente nouvelle.
7 – UN PASSAGER POUR LES ÎLES : dans cette nouvelle à l'apparence d'un conte, P. HIGHSMITH semble raconter un rêve. À l'image du DÉSERT DES TARTARES de
Dino BUZZATI, la similitude du récit onirique est frappante : quête d'un idéal, survenue d'un événement improbable. le lecteur est en attente d'un événement qui ne surviendra probablement pas. Mais le ‘'sait-on jamais ?'' pousse à poursuivre la lecture. Est-ce à nouveau la folie qui caractérise cette histoire ou tout ceci tient-il d'un raisonnement philosophique ? Tels des naufragés (de la vie qui passe, représentée par le bateau qui suit une trajectoire descendante), les passagers espèrent à ‘'la terre'', en un continent, quelque chose de raisonné, de concret, de solide. Ils espèrent en une délivrance, le Salut en débarquant. Il s'agit ici d'une
nouvelle sur la désillusion, la déception mais en même temps de l'espoir en un au-delà. Désillusion à propos de ce qui était probable dans la vie (ou à bord du bateau, au cours de cette croisière) : une relation qui peut se nouer entre les personnes d'une petite communauté, peut-être même jusqu'à espérer une liaison amoureuse… Déception !
Désillusion sur le voyage et l'existence elle-même : « Il n'y a pas de mer, déclara le sous-officier. Mais il n'y a sûrement pas de terre non plus. » (p. 193). Sans consistance, devenu esprit errant, le personnage semble se déplacer par la pensée en flottant. Maintenant mort, il n'y a pas de marche arrière possible, plus aucun retour à la vie terrestre n'est possible. Si le personnage flotte, le bateau, lui, ne flotte plus, il coule interminablement pour ce naufrage de l'âme, pour disparaitre et devenir insignifiant, comme l'était cette existence.
Dans cette croisière et son proche aboutissement, il faut délaisser ses souvenirs et ne plus s'embarrasser du fardeau de la vie, (p. 194) : « Dans l'escalier où un jour il avait failli tomber, Dan fit demi-tour impatiemment et remonta les marches. Il n'avait pas besoin de sa valise, après tout. Il ne voulait rien emporter avec lui. » (Curieusement, on retrouve la scène finale de l'escalier du JOURNAL D'EDITH).
Un beau texte, éthéré et poétique qui dégage une atmosphère insaisissable et étrange. À mon avis, c'est un des meilleurs récits.
8 – LA PETITE CUILLER : lorsque la disparition d'une petite cuiller en argent bouleverse l'équilibre de la vie d'un couple et de ses relations (on retrouve cette idée maîtresse dans le cambriolage de l'argenterie de LÉGITIME DÉFENSE). Où la communication entre deux personnages et particulièrement l'incompréhension qui en résulte peut avoir une issue fatale.
9 et 10 – Par châtiment et « acte de vengeance délibérée » (p. 271) envers l'humanité, Dame Nature (et P. HIGHSMITH aussi !) se déchaîne dans les 2 dernières
nouvelles, dévastatrices à l'extrême.
LA MARE serait de dimensions supérieures comparée à cet insignifiant, mais repoussant trou d'eau qui prend invraisemblablement vie et impose sa volonté destructrice sur les habitants du lieu. Cette mare ‘'gore'' dévoreuse, digne du meilleur des ‘'creepshow*'' est en (cruelle) concurrence avec la nouvelle de science-fiction NE TIREZ PAS SUR LES ARBRES, mettant en scène les grands végétaux tueurs-mitrailleurs dans des temps futurs, parfait complément de LA MARE, où la nature à l'agonie et sa révolte en forment le point commun. La guerre et le nucléaire évoqués ne sont pas si lointains et il ne faut jamais dénigrer la pérennité des écrits visionnaires, prémonitoires.
Ces dix
nouvelles forment en tout cas dans l'ensemble un très bon divertissement et constituent une intéressante alternative au JOURNAL D' ÉDITH, lu précédemment et également très apprécié.
* ''Creepshow ou « Histoires à mourir debout » au Québec est un film à sketches horrifique américain réalisé par
George A. Romero et sorti en 1982.''