Anthony Peardew, un écrivain, a la surprenante habitude de collectionner les objets perdus dans la rue, les parcs, les trains. Il compose des étiquettes très détaillées, comportant description, lieu précis, moment de la découverte, avant de les entreposer dans son bureau avec l'espoir de retrouver un jour leur propriétaire. C'est ainsi qu'il devient «
le gardien des choses perdues ».
Dès les premières pages du livre, j'ai l'impression d'avoir découvert la porte secrète qui mène à un univers enchanté. Je suis transportée dans un autre monde dont j'ai bien du mal à m'extraire pour affronter les obligations du quotidien. C'est une merveilleuse sensation que, en dépit de ma lecture boulimique, je ne ressens que rarement. (C'était le cas pour « Les piliers de la terre », « Au revoir là-haut » ou « Karitas »). L'idée de sortir de ce milieu magique, d'abandonner les personnages auxquels je me suis attachée me désole et me pousse à ralentir ma lecture, afin de pouvoir pleinement en profiter.
L'incipit est intrigant. Comment diable Charles Bramwell Brockley peut-il voyager dans une boîte à biscuits ? Son nom, so british et tellement aristocratique donne à penser qu'il ne peut s'agir d'un petit animal. La curiosité est piquée d'entrée de jeu.
C'est au troisième chapitre que figure une précision temporelle « mai 1974, quarante ans plus tôt », ce qui permet de déduire que l'histoire principale, celle qui ouvre le roman, se déroule de nos jours (2014). Pourtant, Anthony Peardew a l'air d'un gentleman des temps anciens. Il vit dans une demeure qui n'abrite « ni ordinateur, ni télévision, ni lecteur de DVD ou de CD ». Il ne communique avec le monde extérieur que par l'entremise d'un « vieux téléphone en bakélite » et il écrit avec « un stylo à plume d'or ». Ses rituels sont immuables : tous les jours, à la même heure, il sirote son gin tonic, tout en écoutant la voix d'al Bowlly chantant « The very thought of you » grâce à un « gramophone (...) en bois, pourvu d'un majestueux pavillon doré ». Il a la chance de vivre dans une luxueuse demeure victorienne entourée d'un somptueux jardin, dont la roseraie abrite des trésors nommés « Albertine », « Grand prix », « Marcia Stanhope » ou encore « Étoile de Hollande ». Il possède un délicieux jardin d'hiver. Que souhaiter de plus ? Et pourtant, Anthony est solitaire et triste. Il ne jouit pas de toutes ces splendeurs matérielles, car, ne dit-on pas « un seul être vous manque et tout est dépeuplé » ?
Au fil des pages, le lecteur découvre qu'il y a deux histoires en parallèle, réunissant chacune un duo : en 1974, Eunice est l'assistante d'un éditeur pétillant et plein d'humour qu'on surnomme Bomber. Il est suivi partout par un petit chien. Victime d'un accident, celui-ci était voué à la mort. Heureusement, Bomber le sauve en lui construisant une sorte de voiturette qui lui permet de se déplacer.
Quarante ans plus tard, Laura est l'assistante d'Anthony, cet écrivain taciturne entouré de ses objets perdus.
Nous allons croiser Portia, la soeur de Bomber et son exact opposé, « une femme en forme de trombone déplié (…) un zigzag inélégant de nez, de coudes et de genoux que n'adoucissait nul rembourrage chaud et dont l'expression avait, au cours des années, sombré en un sarcasme permanent ». Elle a le chic pour lancer des piques assassines à tous ceux qui ont le malheur de croiser sa route. Son ambition ? Devenir un auteur de best-seller. C'est pourquoi elle fait le siège de son frère, le harcelant pour qu'il publie son dernier chef-d'oeuvre Chaque dépôt de manuscrit provoque chez Bomber et Eunice d'inextinguibles fous-rires : elle plagie les grands classiques de la littérature, ce qui nous offre des pages savoureuses du plus haut comique.
Au contraire, Sunshine est une jeune fille de dix-neuf ans qui a gardé une âme d'enfant, puisqu'elle est « Dancing Drone ». C'est ainsi qu'elle comprend « Down's syndrome, l'appellation généralement utilisée dans les pays anglo-saxons pour la trisomie 21 ». En dépit de ce handicap, Sunshine, qui porte bien son nom, a une vision très claire des choses. Elle les comprend vite et mieux que beaucoup de ceux qui l'entourent, car elle a l'intelligence du coeur. Elle nomme Anthony « Saint Anthony », et, quand on sait que sa maison s'appelle « Padua » (Padoue), on comprend pourquoi il est devenu «
le gardien des choses perdues ». Sa bien-aimée Thérèse est très attachée à
Sainte Thérèse de Lisieux, la petite sainte aux roses.
Tellement d'autres personnages sont si attachants qu'on a l'impression de les avoir connus : Eunice, Bomber, Laura, Freddy, Grace et Godfrey, sans oublier les chiens, Douglas, Baby Jane et Carotte.
Le roman est rythmé par la musique préférée de Thérèse et Anthony, on y trouve des nouvelles qu'Anthony a écrites en s'inspirant des objets recueillis, ainsi que les plagiats hilarants imaginés par Portia à partir de « Jane Eyre », de « L'Amant de Lady Chaterley » et d'autres encore.
Le fantastique rôde : à Padua, des portes se ferment hermétiquement, des pendules s'arrêtent tous les jours à la même heure, des vitres volent en éclats, un fantôme semble accabler les habitants de sa mauvaise humeur.
La manie d'Anthony de collectionner même ce qui semble n'avoir aucune valeur, comme un bouton, la pièce d'un puzzle ou un élastique à cheveux m'a fait penser à ces photos d'objets abandonnés réalisées par
Tom Hanks.
La construction de ce livre est magique, comme l'atmosphère qui s'en dégage, donne le sourire et réchauffe le coeur. Quand j'ai appris que l'auteur s'était lancée dans l'écriture (c'est son premier roman) après un grave accident suivi d'un cancer, j'ai admiré son courage de ne voir que le beau côté des choses, malgré l'adversité, transmettant au lecteur une vision optimiste de la vie. Je lui tire mon chapeau, car, pour ma part, je suis sûre que j'en serais bien incapable.
Bomber et Eunice vont ensemble au cinéma. Un nombre considérable de films émaillent le récit et les personnages s'y réfèrent souvent pour expliquer et agrémenter leur quotidien.
La traduction de Christine le Boeuf m'a paru épatante. Elle participe au charme de cette lecture que je recommanderais chaudement. Je n'ai trouvé le courage de fermer le livre qu'en me promettant de le relire, car c'était pour moi une lecture enchantée qui a embelli ma vie. Un immense coup de coeur auquel je regrette de ne pouvoir attribuer plus de cinq étoiles.