OK, j'abandonne donc ici toute objectivité.
Jeffrey Aspern est à mon sens un objet parfait, issu de l'esprit et du talent aiguisés de
Henry James.
Je dis bien objet, car le verbe en a été arraché à la masse, dégrossi, sculpté, poli jusqu'à en faire émerger la quintessence. de la belle ouvrage d'artiste, il n'y a pas de doute, portée par une plume affûtée en pleine possession de ses moyens.
Le narrateur (qui ne sera pratiquement jamais nommé et pour cause, il s'avance masqué), critique littéraire, est à la recherche des papiers personnels de Jeffrey Aspern, célèbre poète américain décédé. Dans l'espoir de les acquérir, il se rapproche de Juliana Bordereau, ancienne maîtresse du poète vivant cloîtrée avec sa nièce dans un palazzo vénitien défraîchi trahissant leur situation précaire.
Le point de départ de ce court roman trouve sa source dans une anecdote véridique. Lors de son séjour à Florence, James avait entendu l'histoire de Claire Clairmont, demi-soeur de
Mary Shelley et ancienne maîtresse de Byron (et mère de sa fille illégitime Allegra). Miss Clairmont possédait des lettres de Shelley et Byron, convoitées par un critique américain qui réussit à s'installer chez elle afin de mettre la main sur cette correspondance.
Amoureux de l'Italie et surtout de Venise, James y délocalise l'anecdote florentine, pour un portrait grandiose de la ville, vrai personnage et décor de théâtre à la fois, parfois brumeux comme une rêverie, qui ne pourra qu'émouvoir et réveiller les souvenirs de tout visiteur de Venise. Mais la ville abrite un monde en voie de disparition, un univers fantomatique reposant dans la tombe d'un palais décati.
James est un maître dans l'art de suivre toutes les sinuosités de l'esprit. Ses personnages sont comme des sables mouvants, jamais univoques, se mentant parfois à eux-mêmes, complexes et changeants au fil du flot de leurs pensées. Des lacs à la surface tranquille, enfermant dans leurs tréfonds des courants contradictoires et sans repos.
Il y a souvent, à mon sens, une confusion sur le véritable sujet de cette oeuvre. Il s'agit surtout d'un suspense psychologique plus que d'une histoire d'énigme à résoudre. Les relations complexes entre les trois protagonistes, les faux-semblants et retournements de caractères etonnants mais toujours d'une finesse acérée, en font le véritable intérêt. Intrigue atmosphérique où les pensées et dialogues décisifs résonnent en intérieur, dans ce palais au silence de tombeau.
Mettre la main sur la correspondance d'Aspern va devenir une obsession pour le narrateur.
A force de flatteries et d'onctuosité, il tentera de manipuler la vieille Juliana, qui se revelera plus fine mouche qu'il ne le croit. Contrairement à la nièce Miss Tina, victime d'une inclination naissante et difficile à masquer envers l'intrus. La simple et terne Miss Tina, avec ses timidités pathétiques, jamais à sa place, toujours empruntée. À moins que...
Autour du jardin rafraichi à grands frais par le narrateur en gage de loyauté, l'atmosphère devient étouffante pour les trois protagonistes en vase clos.
La vieille Julianna est-elle seulement une aigrie âpre au gain ou un Cerbère, gardienne des secrets d'Aspern? Un oracle peut-être, au regard perpétuellement masqué jusqu'à l'instant décisif où se dévoilent "ses yeux extraordinaires" ?
Miss Tina, victime désignée du drame qui se joue, se revelera à elle-même, capable de briller ne serait-ce qu'un instant terrible, enfin agissante, loin de son image de vieille fille passive et terne.
Notre narrateur, quant à lui, tentera de se/nous convaincre de ses meilleures intentions mais ne sortira pas grandi de l'affaire, dévoré par sa curiosité cupide mêlée d'arrivisme.
La résolution anti spectaculaire, décevante pour certains, accentue la valeur de simple MacGuffin de ces papiers d'Aspern. On se demande d'ailleurs ce que le narrateur compte bien y trouver, dans ces lettres, ce qui pousse toujours plus loin son obsession et l'amène à tromper, manipuler avec la conviction d'être dans son droit. Cette soif impossible à satisfaire est peut être le plus grand mystère de tous.