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EAN : 9782020976176
290 pages
Seuil (10/09/2009)
5/5   1 notes
Résumé :

Idéal est un mot d'Europe : il s'y retrouve d'une langue à l'autre, seule diffère la façon de le prononcer. Or qu'en advient-il quand on sort d'Europe, notamment quand on passe en Chine ? Car il n'est pas banal d'avoir isolé dans la vie de l'esprit cette représentation unitaire, détachée de l'affectif, qu'on appelle « idée ». Il l'est encore moins d'avoir imaginé reporter sur elle, promue en ... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (3) Ajouter une critique
Pythagore avait conçu l'idée du cosmos comme un gigantesque chaos qui serait ordonné par une harmonie sans indiquer d'où provient cette harmonie. Thalès s'était retiré du monde pour observer les astres pour le plaisir du savoir lui-même sans intérêt pratique. Mais c'est Platon qui le premier exploite la notion d'arrachement au monde comme accès au savoir. En concevant que le monde matériel est animé par un monde invisible, celui des idées, Platon fait preuve d'une originalité qui soutiendra toute la structure de la pensée européenne : l'existence d'un monde composé d'entités épurées, tandis que le monde matériel est condamné à l'imperfection et aux mélanges. Galilée aura l'idée de penser que le développement des mathématiques théoriques puissent avoir une application dans le monde de la matière et fera naître la Science moderne. Descartes mènera l'idée de l'arrachement comme accès à la connaissance à son terme en tâchant à lui tout seul et par la seule force de la pensée de recomposer le système du savoir de l'être humain. Kant achèvera ce processus de définition d'un monde des idées en banalisant l'idéal, né chez Platon comme l'idée de l'idée ou le lieu d'association entre Eros et l'idée dans un amour de l'idée - l'amour platonique qui domine l'amour physique - qui stimule l'esprit à concevoir le Beau. de la même manière, la notion d'idée en politique mène à la création des lois comme système idéal de la conception du Juste. A l'extrême, il arrive à l'être humain de percevoir dans un éclair l'idée ultime, celle qui les concentre toute : l'idée du Bien. Ce monde parallèle au nôtre, invisible, le monde des idées, se trouve là-bas, là où l'on n'est pas, là où se trouve l'échappatoire, le Salut. C'est ainsi que Platon donne une issue à l'âme, cette entité qui cherche par amour à fusionner avec celle d'autrui. L'amour du Beau fait naître l'Art où la recherche de l'irruption du Beau dans la matière.

En comparaison, la Chine, qui a entrevu mais refusé la possibilité de l'idée et de l'existence de l'invisibilité d'un monde second, a conçu un rapport différent à la réalité, fait non pas de coupure, mais de continuité, de processus. La sagesse n'est pas l'élévation dans un monde supérieur, mais l'apprentissage du désengagement de la trépidation du monde. Le Sage n'est pas celui qui aurait la notion de l'invisible, comme en Grèce, mais celui qui a le don de l'observation des mouvements subtils qui affleurent et laissent deviner la poursuite des mouvements. La boxe chinoise et la calligraphie traduisent cet amour de la continuité du mouvement, la promotion du talent à l'anticiper et le poursuivre. Puisque l'arrachement n'est pas envisagé en Chine pour accéder à la connaissance, c'est l'équilibre qui en tient lieu. A la séparation de l'Idée de la matière en Grèce correspond l'équilibre du Yin et du Yang, et de toute opposition. Au chaos originel qui doit être harmonisé par une influence extérieure en Grèce, correspond l'harmonie initiale entre les contraires en Chine qu'il faut maintenir. L'harmonie n'est pas une idée mais une association des choses ; elle fait donc partie de notre monde. de même, l'amour en Chine reste associé au corps et ne s'étend pas vers le Beau, le savoir reste pratique et ne se développe pas dans la Science, les relations sociales restent enfermées dans le rite et n'accèdent pas au Juste, la notion d'âme ne se conçoit pas non plus que celle du Bien. En conséquence, la révolution, comme principe d'anéantissement du passé et de nouveau départ vers un idéal renouvelé, notion rendue possible par Platon, ne peut avoir existé dans la pensée chinoise. La révolution n'est jamais restée que l'interruption du pouvoir en place pour le continuer dans d'autres mains. La pensée grecque formalise, la pensée chinoise conforme.

Les difficultés contemporaine du projet européen tiendraient à la mise en concurrence d'un mode de pensée qui, tant qu'il restait isolé, semblait intuitif, spontané, car l'originalité de sa conception ne pouvait être mise en valeur. La mondialisation, mettant en concurrence les modes de pensée a à la fois banalisé la notion d'idéal - se répandant à la surface de la terre - qu'elle l'a dissoute - en la mélangeant entre autre à la notion d'équilibre. Notre époque qui se méfie des idéaux pour les torts qu'ils ont causés, ne parvient pas à les remplacer, non plus qu'à se satisfaire de la notion d'équilibre, notion fonctionnelle qui se contente d'obtenir le consensus en toute chose et refuse le risque de l'arrachement, de la poursuite d'une finalité absolue, que ce soit le Beau, le Bien ou le Juste. Animés par la notion d'équilibre, notre politique est fade, notre science est fonctionnelle, notre art est plat. Mais la mondialisation est aussi un moyen de saisir cette immense étrangeté qui est née dans l'esprit de Platon et de mesurer sa puissance qu'il est souhaitable de retrouver pour l'avenir : là se trouverait l'issue au projet européen, au renouvellement de la pensée européenne, car que resterait-il aux Européens s'ils abandonnaient la notion d'idéal relayée par celle de la Révolution et du Salut ?

Ce texte est finalement à la fois une introduction à la pensée chinoise, une explication de la pensée platonicienne, et plus largement européenne (sur un mode qui n'est pas sans rappeler à une échelle de temps plus large Les mots et les Choses), mais aussi une formidable poésie, ce qui est tout à fait extraordinaire. C'est terriblement compliqué dans la tête de François Jullien, mais c'est aussi irrésistiblement Beau.
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Citations et extraits (19) Voir plus Ajouter une citation
Théoria ayant d'abord servi, en effet, à désigner des voyages que font les envoyés d'une communauté pour participer à une célébration religieuse ou consulter l'oracle, puis, à partir de là, de savoir qui s'est acquis à visiter des terres étrangères,à voir du pays et fréquenter l'autre, voici que ce terme convient déjà mieux à ce qu'on a rapporté de Thalès, qui aurait beaucoup appris auprès de ses nombreux voyages, et notamment en Egypte : de Thalès à Platon, le voyage en Egypte, pour y apprendre les mathématiques et s'instruire auprès des prêtres, est l'épisode fondateur, inspirateur, par excellence - on songe à nos peintres, à l'époque classique, se rendant à Rome. Puis, si théorie en vient à changer de sens pour signifier, on plus seulement la vue des festivals ou de terres lointaines, mais la contemplation à laquelle s'élève l'esprit en prenant connaissance des choses célestes et des phénomènes de la nature, la notion en est encore on e peut mieux adaptée à Thalès, le premier à promouvoir ce nouveau savoir qui n'est plus seulement d'observation, mais fait l'hypothèse de l'intelligible.
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En politique,ce n'est plus le Juste, en dépit de sa survivance au sein de discours convenus, qui guide la conception de l'avenir. Mais beaucoup plus désormais le souci de la régulation ambiante se bornant à secréter du consensus. Y a-t-il même encore un concept de l'Avenir, pour nous Européens, une fois abandonnée toute perspective de Salut ou de Révolution ?
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La lassitude (d'une civilisation) vient, pour l'Europe, de ce que cette tension de l'idéal s'est relâchée ; ou de ce que l'Europe s'en défie désormais sans savoir ou vouloir la remplacer : celle-ci ne la promeut plus.
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Supposer cette explication idéale d'un phénoménal désormais complètement épuré et élevé à l'absolu qui fait sa vérité, tel donc qu'il est seulement conçu dans l'esprit de Dieu ou de qui partage en intensité son intelligence ; voilà le pas aventureux que franchit Galilée en tirant le bénéfice de cette possibilité théorique que Platon avait ouverte et dont le rendement ensuite s'est révélé illimité.
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Le problème qui préoccupe principalement les penseurs chinois n'est donc pas que les idées soient claires et distinctes, et que par uite elles soient vraies (ne se formalise donc pas une expérience de vérité à cet égard); mais que, le rapport unissant les "noms" et les "choses" n'étant que de convention, celui-ci soit bien observé, et non pas trahi ou dévié.
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