D'abord, faut que je sois honnête avec vous : les énigmes policières et autres thrillers ne me passionnent guère ; le whodunnit, c'est pas ma came et je me fous de savoir qui a tué Roger Ackroyd. Autrement dit, le roman doit être vraiment bon dans son genre pour ne pas me faire bailler. Avec
Jeux de vilains, je me suis décroché la mâchoire. J'ai lutté pour le terminer et si je lui donne un point sur cinq, c'est par pure charité chrétienne. Voilà, c'est dit ; passons à la revue de détail.
L'histoire commence d'une manière pas franchement originale mais qui évite tout de même le cliché grotesque : à Los Angeles, un type trouve dans une boîte vendue aux enchères des ossements humains. Plusieurs mains – d'où le titre, à peine moins tarte que la version américaine (Bones). Peu de temps après, on retrouve dans un marais quelques corps de femmes avec
la main coupée. Bon, je vous rassure tout de suite, pas la peine de trop se prendre la tête : cette histoire de membres coupés n'aura pas grande importance par la suite, pas plus qu'un des premiers personnages qui s'était pourtant montré si coriace durant la vente aux enchères. Les mains, c'est juste pour la déco, je veux dire l'ornement psychanalytique. Ah mais c'est que ça donne une belle tournure de crime pathologique, ça évoque le rituel et, attention, ça rappelle la castration. Et ouais, il est comme ça
Jonathan Kellerman : c'est une grosse brute de
la psychologie humaine (on nous rappelle qu'il a un Ph.D. dans ce domaine) tout comme son héros, Alex Delaware, consultant pour la police de L.A. Question analyse des personnages, on y va donc gaiement : imaginez
Freud qui, avec le pognon de ses bestsellers (How I Meet your Mother,
Totem et Tabou à Ibiza, etc.), se serait acheté une Mercedes pour foncer à toutes blindes sur l'autoroute de la pensée. Vous aurez un aperçu de l'acuité psychologique du bouquin et vous regretterez que
la main coupée ne soit pas celle de l'auteur.
Plus sérieusement, les thrillers qui mettent en scène des psychologues hors-pairs comme dans le Silence des Agneaux – auquel Kellermann fait pourtant référence – emploient ces personnages à fouiller l'âme humaine dans toutes ses nuances et ses contradictions. Ici, on se sert de quelques notions freudiennes pour plaquer des schémas sur les personnages. le lieutenant Milo Sturgis incarne une figure paternelle quand il prend sous son aile un jeune flic ou qu'il apprend à Alex Delaware à tirer avec une arme à feu. Et si le lecteur n'avait pas compris le symbole, le même Alex rêve par la suite qu'il prend le gros fusil de son papa. Je vous passe les multiples allusions oedipiennes, aussi fines qu'une blague de Jean Roucas. de toute façon, quasiment toutes les motivations des personnages semblent pouvoir s'expliquer par des complexes familiaux, des traumatismes de la petite-enfance, des histoires de pénis et de petites filles amoureuses de leur père. Les deux enquêteurs Moses et Aaron, demi-frères aux noms imperceptiblement bibliques, éprouvent une rivalité depuis leur plus jeune âge ? Dans la prose délicate de Kellermann, ça se traduit par : « Les deux frères se tendirent, rigides comme des lances. En pleine régression, ramenés un instant à leurs disputes enfantines. » Ces références continuelles sont bien sûr le fait du principal narrateur, le psychologue qui va nous prendre en otage par une focalisation interne nous forçant à partager sa bêtise. Si Alex Delaware est plutôt discret au début du roman, il va bientôt se révéler envahissant pour le lecteur, lui mâchant tout, imposant son interprétation des personnages et de leurs actions. Les hésitations, les non-dits, les mimiques de ses interlocuteurs : rien n'est laissé à notre appréciation, tout doit être dit et de manière pas trop compliquée, parce qu'il se fait tard et puis la philo, c'est pas mon truc, merci. de manière tristement cohérente, l'aveu du coupable se fait à travers un écran vidéo HD : ce n'est pas un meurtre qui est expliqué au lecteur, c'est un point de vue, un cadre de compréhension, qui lui est imposé.
A la décharge du Dr Delaware, il n'est pas le seul à se vautrer dans les clichés. Les flics aussi savent juger un homme, mais plutôt sous un angle politico-social. Ainsi, quand ils soupçonnent un militant écolo : « On compte pas mal d'anarchistes et de gauchistes parmi les altermondialistes, non ? fit remarquer Reed. Ce qui nous ramène à la casquette de Huck. Ces gens-là en portent. » J'ai vainement cherché une pointe d'ironie dans ces monceaux de bêtise. Je n'ai pu que constater que cela s'aggrave au fil du roman, avec des proverbes chinois pour arguer de l'attachement d'un personnage à un enfant ou des phrases comme « telle mère, telle fille » pour expliquer l'anorexie d' « une greluche sous-alimentée ». Je me souviens de quelques romans de
Simenon – auteur dont pourtant je ne raffole pas – où l'intrigue naissait justement de l'incompatibilité des personnages suspectés avec les catégories psycho-sociales dans lesquelles la police voulait les enfermer. A mesure que le brouillard tombait sur le paysage, le commissaire
Maigret faisait apparaître une réalité humaine beaucoup plus complexe. Ici, pas de brouillard mais, finalement, une caméra haute-définition ; le seul problème qui se pose est de savoir dans quel stéréotype on va pouvoir fourrer tout ce beau monde : « Les salauds de riches. Toujours la politique », conclut un des policiers. Ces mecs ont la sagacité d'un ouvre-boîte.
Un type nommé
Wolfgang Iser a fait remarquer dans son discours inaugural à l'université de Constance que la caractéristique de la prose littéraire se fondait sur son indétermination. Contrairement à d'autres textes comme les manuels d'instruction, où la marge d'interprétation et d'imagination doit être très limitée, le texte littéraire produit son effet esthétique par les latitudes qu'elle offre à son lecteur. Ce n'est pas exactement le cas de
Jeux de vilains, qui a quelque parenté avec le mode d'emploi de machines industrielles. Vous voulez que je vous parle du style de l'écriture ? Des phrases aussi acérées que l'esprit critique de
Jean-Pierre Pernaut ; un rythme aussi haletant qu'un article de Caravane Hebdo. Non, franchement il ne manque rien à ce roman, pas même les fautes de syntaxe et d'orthographe qui crèvent pourtant les yeux. On parle tranquillement du Fürher tandis que le brave docteur émet des doutes sur une hypothèse : « je ne suis pas spécialiste, mais je dirais que nom. » Apparemment, sur ce bouquin, le Seuil a tellement rogné sur son budget qu'il n'a même pas employé des stagiaires sous-payés pour faire les relectures, et encore moins des correcteurs professionnels. C'est ballot, ça fait partie de leur travail d'éditeur.