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sur 543 notes

Critiques filtrées sur 5 étoiles  
Ce sont des histoires de rivalités douloureuses qui traversent le long cours de ce roman à la polyphonie narrative exceptionnellement bien maîtrisée.
Rivalité professionnelle, en premier lieu, qui mène la famille Stamper, bûcherons de père en fils depuis son arrivée à Waconda, Oregon, à la fin du XIXème siècle, à s'opposer aux Wobblies en continuant le travail via sa scierie familiale, envers et contre la grève menée par le syndicat dans la ville.
Rivalité fraternelle, plus encore, entre Hank, l'aîné et Lee, le cadet, demi-frères au même père, Henry, le patriarche à l'origine de la dynastie, devenu l'ombre de lui-même avec l'âge, alors que Lee revient, officiellement, de ses études new-yorkaises, pour donner un coup de main à Hank avec l'entreprise. En effet, l'on découvre, grâce à de nombreux retours en arrière dans les premiers chapitres, que de lourds non-dits sourdent entre les frères, n'attendant qu'une occasion pour que le plus jeune prenne sa revanche sur son aîné.

Histoire de l'Oregon dans ses grandes années de l'exploitation forestière en déclin, histoire d'une petite ville, certes fictive, mais non dénuée de réalisme, tant banal que sordide, histoire d'une famille qui s'est forgée un nom au pays dans la douleur, la force et l'abnégation, tous ces éléments, historiques, sociologiques, psychologiques... s'entremêlent en une multiplicité de voix narratives qui alternent d'une ligne à l'autre, d'une personne à l'autre, sans que cela ne perturbe le moins du monde le lecteur.
Le tout glisse au fil de l'eau, comme les grumes débitées au cours d'harassantes journées de travail, où la poésie de la nature environnante devient parfois, en quelques phrases, l'implacable tragédie d'un monde que même le meilleur bûcheron, pas forcément le meilleur humain, ne parvient pas toujours à maîtriser.

Un véritable tour de force romanesque pour un très grand roman, que je ne regrette pas d'avoir enfin lu. C'est d'ailleurs, pour l'instant, ma meilleure lecture de 2024.
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It's my turn!

Quand on plonge dans la rivière, 'faut pas s'attendre à en ressortir tout sec. (Cherchez pas, c'est de moi.)

"Et quelquefois, j'ai comme une grande idée." C'est un titre de roman ça?
Il paraît que le titre original lui est venu en écoutant une chanson composée par Leadbelly, "Goodnight Irene". (mais écoutez la version de Tom Waits, en toute subjectivité, c'est la meilleure).

"Yeah, sometimes I live in the country
and sometimes I live in town.
Yeah, and sometimes I take a great notion
I'm gonna jump in the river and drown"

Bref, en cette année 2024 j'ai déjà découvert au moins trois auteurs dont je n'avais jamais rien lu et qui m'ont…
Comment dire?
Ben voilà, à chaque fois que je cherche des superlatifs, je trouve pas.
Il y a John Fante, Philip Roth et Ken Kesey.
Vous avez déjà entendu parler de ce lascar? Oui, c'est celui qui a écrit "Vol au-dessus d'un nid de coucou". Au-dessus ou au-dessous? Je ne sais jamais.

Je vous l'affirme, ce mec est complètement barré. Perché comme vous avez pas idée. Prophète, gourou, il traverse les Etats-Unis avec son schoolbus bariolé accompagné de "ses disciples", les "Merry Pranksters". Mais bon, c'est pas le sujet. Cherchez un peu sur le Net, vous trouverez et peut-être que j'en ferai un petit billet d'humeur quand j'aurai lu "Acid Test" de Tom Wolfe.

En attendant, moi j'ai lu "Et quelquefois j'ai comme une grande idée"
C'est l'histoire d'une grève… mais pas que.
ça raconte une famille de bûcherons dans l'Oregon…
C'est aussi l'histoire de deux frères mais pas que, non plus.
C'est l'histoire d'une v… (vous savez, le truc qui se mange froid).

Il en a pas écrit beaucoup des livres, Ken Kesey, mais après avoir lu celui-ci, je comprends mieux. Il a pas pondu ce machin en deux mois attablé à la terrasse d'un café. C'est pas possible.

Croyez-moi, c'est du lourd, vraiment du lourd au sens littéral et figuré.
Et comme je désire ardemment emporter cette chose livresque sur mon île déserte, j'ai intérêt à nager fort pour atteindre le rivage.

"Epaves et pavés
Sont faits pour se rencontrer
Pour se perdre en retrouvailles"
chantait Bashung et c'est un peu ça.

Un bouquin qui se mérite disent certains.
Un bouquin qui s'apprivoise mais ne se livre pas d'emblée ai-je lu ailleurs. Tout ça est vrai.
Parce que oui, Ken Kesey fait exploser tous les codes narratifs classiques. Écriture aux voix multiples, polyphonique, l'auteur passe d'un narrateur à l'autre sans crier gare. Il joue des parenthèses, de l'italique, de la typographie et bon sang, QUEL PIED!
Aurait-il abusé de quelque substance illicite genre LSD pour rédiger quelques passages? C'est pas impossible dirons-nous.

J'étais tellement impatient de le lire que je l'ai attaqué façon sprinter, trop pressé. Grave erreur.
Le temps de reprendre mon souffle et je l'ai poursuivi façon coureur de fond sans m'inquiéter de la ligne d'arrivée. Parce que, voyez-vous, lire "Et quelquefois j'ai comme une grande idée", cela s'apparente à une course de cross-country. Cela nécessite d'avoir une bonne endurance et d'être capable de changer de rythme rapidement, mais aussi de savoir changer de foulée, plus petite pour les montées, plus longue sur du plat, relâché dans les descentes. Mais le plus important, c'est la hargne, la niaque qui va vous permettre de tenir le dernier kilomètre.

J'aimerais faire une petite dédicace spéciale à Stoner, lecteur babéliote qui a eu la très grande idée de ma parler de ce bijou il y a quelques mois. Merci à toi! Quel cadeau!

Encore une dernière petite chose (ou deux).
Paul Newman a racheté les droits en 1970 je pense, et en a fait un film qui vaut la peine d'être vu. Je l'avais un peu oublié mais à la lecture de certains passages, des images me sont revenues. Des flashs que je vais taire ici pour pas spoiler. Mais avec un acteur formidable, Michael Sarrazin. Vous voyez certainement. C'est lui qui a joué dans "On achève bien les chevaux" de Sydney Pollack.
Et également une sublime chanson pour le générique: "All his children" de Charley Pride.

Et comme j'aime autant la musique que la littérature et parce que ça me fait plaisir de la citer; une des plus grandes poétesses américaine de ce siècle encore vivante aujourd'hui m'a accompagné pendant cette lecture.
Allez écouter "Pissing in the river" de Patti Smith.
Quand vous entendez cette chanson interprétée par la Dame, elle vous explose, vous déchire en confettis emportés dans le grand vent sombre et furieux de son interprétation. C'est beau à pleurer.

C'est immense et éternel comme ce livre dont j'ai bien modestement tenté de vous parler et pour lequel j'ai essayé de vous partager mon enthousiasme.

Me vient une question. Faulkner? J'y vais ou j'attends encore...







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Tellement de superlatifs me viennent, mais je n'en garderai qu'un seul pour qualifier ce roman : Magistral !

Ce sont les années 60 dans l'Oregon, même si en apparence tout semble tellement figé depuis bien longtemps dans cette ville vivant de l'exploitation forestière. Ce sont parfois des sensations d'anachronismes qui à l'inverse nous le rappellent. Rien ne change vraiment ici, peut-être un peu les méthodes, le syndicat et encore, en tout cas pas les habitants, ni la rivière qui inlassablement détruit et avale ce qui a été durement construit.
Ce sont des forêts, des bûcherons, une rivière, la Waconda, sans oublier un bar, le seul !
C'est surtout une famille, en fait plutôt un clan, les Stamper, qui régnait jusqu'à présent en maitre incontesté sur cet endroit si dur et pourtant si beau !

Tout cela nous est présenté par une sorte de chant polyphonique où les voix, les pensées, de plusieurs personnes se mélangent de même que le passé et le présent tout en restant parfaitement compréhensible, un miracle.
Tout ce qui est écrit et ne sera jamais lu, des lettres, des rapports. Tout à la fois, ce qui est pensé et finalement dit, ce qui est hurlé sans jamais être entendu. Ou peut-être si, entendu, mais finalement par la propre oreille de celui qui hurle et qui a oublié le son de sa voix.
Mais ici, au bord de la Waconda, il faut prendre garde « car l'écho est un maître inflexible et cruel ». Tout, tous, toutes leurs actions et tous leurs cris « s'harmonisent invariablement avec un écho encore à venir, ou qui répercute un air oublié depuis la nuit des temps ».
De même, les chiens, la lune, toute cette si riche faune et flore de la forêt s'expriment. Tous, autant qu'ils sont le long de la rivière jusqu'à la côte, à la fois rêvent et essayent de subsister sur ce bout de terre glissant.

Chaque personne rencontrée, nous raconte et autour d'un verre ou dans l'intimité de leur chambre peut partager avec nous ses doutes et ses pensées.
Car ici, écrasés par la dureté de cette nature, ce qui prédomine avec toutes ces voix perdues au loin est la solitude. Tous, finalement seuls avec leurs pensées. Tous sauf peut-être un seul, « frémissant et joyeux, véritable montagne d'optimisme, maître incontesté de la perspective riante… ».
Ou à l'origine de ces solitudes, en lieu et place de cette nature, n'est-ce pas surtout l'erreur toujours commise de vouloir aimer l'autre et de l'aimer comme soi-même ? Car «si ta conception de l'amour se fonde sur celui que tu te portes, alors tu ferais bien de foutrement mieux l'examiner… ».

Et si, ici, la vérité nue provenait du vieux pochetron, la meilleure analyse de la situation du tenancier du bar et le déclenchement des solutions à tout cela de deux suicidaires.
Ici, au bord de la Waconda, tout est possible ! Si une bonne mère, est respectable en troquant sa compagnie et ses charmes, si les incantations d'une indienne peuvent influer les choses et si le mot magique du Capitaine Marvel peut rendre un petit frère plus fort que son ainée, alors un homme à lui seul peut défier à la fois toute une ville et la nature elle-même.

J'ai vraiment eu un énorme coup de coeur pour ce livre et remercie Berni29 de me l'avoir fait mettre dans ma PAL. J'ai trouvé l'écriture tellement juste, les phrases si percutantes, le style et la forme donnant une vraie intensité, un récit puissant. Je n'ai pu m'empêcher exceptionnellement de citer Ken Kesey dans ce retour tout en me retenant car beaucoup, trop, tout serait à retenir !
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Un grand, très grand roman.
Dans son billet berni_29 évoque Faulkner, et il n'a pas tort… Grand merci à lui pour la découverte.
Oregon, années 60, dans une ville de bûcherons. Lee, étudiant en littérature sur la côte Est, revient à la maison natale pour concocter une vengeance contre son demi-frère Hank, celui qui est resté et a poursuivi l'entreprise de leur père.
Je me suis sentie, à la lecture, dans la peau d'une ethnologue en mission d'étude auprès d'une peuplade aux étranges coutumes : la gent mâle.
Ethnologue, voire zoologiste, tant ces hommes se comportent comme une meute, menée par un vieux mâle auquel on ne peut succéder qu'en se mesurant.
Se mesurant à lui, se mesurant aux autres jeunes mâles pour obtenir la prééminence… et la femelle convoitée. Surtout, ne rien montrer de ses émotions, ne rien lâcher.
Tout le roman repose là-dessus : sur la rivalité, sur la rancune, sur la vengeance.
Une meute tragiquement condamnée à la rivalité, à la compétition permanente entre père et fils, entre frères, entre syndiqués et non-syndiqués… à la rage et à la culpabilité de ne pas être à la hauteur.
Cinquante ans plus tard, c'est sur ces principes moisis que repose l'électorat trumpiste, pas pour rendre l'Amérique "great again", non : pour affirmer son individualisme et emmerder au maximum son voisin – quitte à suspendre à sa façade, en guise de drapeau, un bras terminé par un doigt d'honneur.
Vi vi, un vrai bras humain.
Au rebours de cette virilité crasse, de l'absolue laideur des sentiments, l'écriture de Ken Kesey est d'une beauté remarquable. L'auteur fait s'exprimer chaque personnage tour à tour, et souvent en même temps, jouant des italiques et des parenthèses tout en conservant une merveilleuse fluidité.
Quant à l'étiquette "nature writing", il me semble comprendre son sens pour la première fois en lisant Ken Kesey, en longeant avec lui les berges de l'indomptable rivière jusqu'au Pacifique, en prenant garde aux horaires des marées et au retour des oies sauvages.
Croyez-moi : c'est un grand, un très grand roman.

Très belle traduction d'Antoine Cazé.

Challenge USA : un livre, un État (Oregon)
Club de lecture janvier 2024 : "Un titre à rallonge"
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Regarde.

Je m'enfonce doucement dans le marécage, j'arrose mes remugles, mes cachetons, de rasades de whisky écossais.

Regarde ! Je le tète au goulot. Comme le sein de ma mère.

Contemple le naufrage.

Il me faut du lourd pour clore mes yeux fatigués.
Des maux qui roulent dans ma gorge comme le feu du breuvage d'ambre frelaté qui soigne ma carence en joie de vivre.
L'ulcère fratricide.

L'humidité me fait pourrir sur pieds, les échardes plantées sous le derme des paumes de mes mains, j'entends les éclats de voix qui sourdent pour se moquer de moi.
Si je suis un arbre, s'il te plaît, il faut m'abattre.
Et faire des allumettes avec les bouts de moi.

J'ai mal aux tripes de n'être rien et, ce n'est pas grave, tout le monde s'en fout, il n'y a pas mort d'homme. Suis-je seulement un homme ?
Le temps s'écoule si lentement que je soupèse la moindre seconde qui passe. Si j'étais un souple, un peu gymnaste, je me roulerais en boule.

Oh mon ami, regarde comme j'ai mal. Délecte-toi, tu gagnes ton pari.
La tête qui tangue d'avoir trop picolé, le coeur lourd, j'ai l'oeil rivé sur l'étendue du désastre. Ne pas en perdre une miette.
Ainsi font font font les has-been avant d'avoir été, mes fondations rongées par la rivière, frère.

Le majeur et l'index jaunis par mes Camel, oranges presque. le souffle court, le pachyderme se répand sur le flanc.
Y'a des bouquins qui te bouffent tout cru, des bandits de grand chemin anthropophages qui, page après page, t'enserrent dans la nasse. J'ai rongé mes ongles jusqu'à bouffer mes doigts. Après, comment aller bien face à ta propre transparence ?

Regarde.

C'est pas du folklore, la mort pue de la gueule comme un soûlard patenté mais, elle, elle t'enlace, au moins. Elle te cajole, presque.
C'est pas la vie, cette pute, qui ne ménage pas ceux qui peinent. La vie n'embrasse pas.
À quoi ça sert d'avoir du coeur si c'est pour en crever ? C'est pas palpitant.

Les doigts dans la bouche, le goût de nicotine. D'où vient le vent ce matin ?

Si j'avais pas si peur d'avoir encore plus mal, et un soupçon de couilles, je me jetterais dans le vide, voir si je flotte. Voir si les vents m'emmènent contre ta peau, une dernière fois.

Des cascades de larmes de sang, amères, métalliques, sur mon visage à la con. Elles donnent bonne mine à ma gueule d'ordure certifiée.
Ma peine, cette péninsule devenue continent, me bouffe, me dévore. Je me laisse faire, je suis une lopette.

Tu sais.

Avant, j'avais pas de marécage dans ma tête.
Avant, j'étais danseur. Élégant, fier, toujours dans le tempo, arrogant.
Et toi, toi…Ken...
T'as tout fait valser. Mes rêves les plus flous, émiettés.
L'impression tenace que je vais dégobiller, repeindre les murs.
Et mes pieds de ciment.

Regarde.

Je divague, je surfe sur mon amertume. le roulis, les tumultes.

Si j'étais une montagne, je serais aussi plat que mes peines.
Le paradis rance de l'auteur tourmenté, glisse le manteau, je préfère enfiler mon costume de désespoir.

Tu sais.

Je rêve de me rabibocher avec moi.
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Attention, chef d'oeuvre ! Et quelquefois j'ai comme une grande idée, c'est le titre de ce roman ample et somptueux de Ken Kesey, auteur américain que je découvre ici, c'est aussi la phrase qui a trotté longtemps dans ma tête en refermant ce livre après sa lecture ; j'avais en effet été bien inspiré de l'emprunter tout récemment auprès de ma médiathèque préférée...
Approchez un peu, venez que je vous en parle...
Nous sommes dans les années soixante, en Oregon, à Waconda, petite bourgade forestière près de la rivière Waconda Auga, où tout le monde se connaît ; ici les familles vivent de l'exploitation de la forêt depuis des générations, grâce aux arbres et aux grumes dont ils font le commerce depuis des lustres...
Une grève étrangle la communauté de Waconda. Tous les bûcherons suivent le mouvement de grève sauf une famille, les Stamper. Ceux-ci possèdent une entreprise non-syndiquée, jouent aux casseurs de grève en continuant à travailler pour fournir en secret la scierie régionale Wakonda Pacific.
Jusqu'ici c'est à peu près banal ce que je vous raconte, il n'y a pas forcément de quoi en faire un roman de 900 pages !
Deux histoires vont alors s'entrelacer.
Tout d'abord nous découvrons celle des Stamper, ce clan familial de bûcherons qui ne reculent devant rien ni personne et font un peu ce qu'ils veulent.
Ce clan est tenu avec poigne par son patriarche, le vieil Henry Stamper, personnage haut en couleurs qui a monté cette affaire, figure rude, c'est encore une force de la nature malgré son âge avancé. Il y a aussi Hank Samper, le fils, lui aussi a le caractère trempé, celui qui est fait de l'acier qu'on utilise pour fabriquer les haches, il fait tout pour se hisser au niveau de son père. Quand cela est nécessaire, le père et le fils savent serrer les rangs face à la vindicte populaire ou lorsque les éléments naturels se déchaînent. Il y a aussi Joe Ben, le cousin fidèle au clan, toujours jovial...
Hank Stamper est marié à une jeune femme Viviane, sorte de fleur des prés égarée dans ce parterre de ronces, on se demande comment elle est arrivée dans cette histoire, elle apporte de la lumière, sa présence est une sorte de respiration magique et insoupçonnée qui traverse les pages...
Une deuxième histoire vient se greffer à la première : un des jeunes frères Stamper qui avait quitté sa famille il y a une dizaine d'années dans des circonstances un peu énigmatiques il faut bien l'avouer, est appelé en renfort pour faire tourner l'entreprise familiale dans le contexte social tendu du moment. Il s'appelle Leland, introverti, rêveur, toujours plongé dans les livres, il est le contraire de son frère aîné qu'il déteste. Il revient avec comme seul dessein d'assouvir une vengeance. Lui aussi connaît l'acier comme cette lame de couteau qui sommeille dans son coeur.
Voilà, le tableau est dressé !
Je pourrais aussi vous parler de quelques autres personnages qui sont loin d'être des figurants... Floyd Evenwrite le leader syndiqué, et puis pourquoi pas aussi Jenny l'Indienne qui connaît la Parole de vérité. Sans oublier la violence d'une nature à la beauté sans limite... Chacun tient un rôle qui va mettre en lumière le destin du clan des Stamper dans ce voyage crépusculaire.
Mais la force du récit, c'est sa narration, car ce livre n'est pas raconté par un seul narrateur.
Ainsi, plusieurs personnages nous parlent, deviennent successivement des narrateurs, ils s'intercalent, chacun laissant la place à l'autre, puis revenant...
Parfois cela se passe dans un même chapitre, une même page, parfois une même phrase où tout ceci va s'imbriquer dans un flux de conscience polyphonique. Au début, on se croirait pris dans les eaux tumultueuses et hystériques de la Waconda Auga, mais très vite on se rend compte que l'écriture est prodigieusement orchestrée d'une main de maître. Alors on se laisse porter par les flots de l'écriture et cela en devient magistral.
C'est un roman choral difficile d'accès aux premiers abords, qu'il m'a fallu apprivoiser. Avec ses voix, avec ses phrases, avec ses pages. Avec sa rivière démesurée qui emportent les berges, avec ses forêts sombres et les hommes qui sont dedans et y travaillent, ces hommes rustres qui désirent, se confrontent, s'affrontent, ne renoncent jamais à leurs rêves, tandis que des oies traversent le paysage sous le regard enchanté de la jeune Viviane.
Ici Ken Kesey brise tous les codes narratifs classiques et non seulement il le fait avec une maîtrise extraordinaire, mais cela fonctionne au bénéfice du ressort narratif.
C'est un livre qui vous prend dans sa nasse, qui vous agrippe, ne vous lâche plus, c'est un livre généreux qui donne beaucoup d'une ambition folle, démesurée, autant celle des personnages et de la nature indomptable que de celui qui est aux manettes de tout ce vertige insensé.
Peut-être alors qu'il n'y a rien d'autre à faire comme lorsqu'on est saisi par une vague, s'abandonner oui, avancer en aveugle, dépourvu de tous préjugés, avancer en tâtonnant et de n'en mesurer véritablement la puissance qu'au sortir de ses neuf cents pages.
C'est cette écriture qui délivre alors toute l'émotion qui se dégage du récit, les points de vue changent selon la personne qui raconte les événements, pour nous montrer comment les choses avancent d'un versant à l'autre de l'histoire qui se façonne sous nos yeux... Les choses ne sont jamais figées par un seul regard. C'est peut-être alors au lecteur omniscient, de recueillir les fragments de cette histoire, couturer l'ensemble dans un immense puzzle faulknérien et de s'en faire une idée de ce qu'il a vu.
L'histoire atteint alors sous nos yeux la force d'une tragédie antique par sa manière d'être contée, délivrant les enjeux, les malentendus, toute son humanité, dans une nature conquérante, belle et d'une violence inouïe...
Au loin un cerf brame tandis que les oies remontent inlassablement vers le Canada. Est-ce que Viviane continue de contempler leur vol en imaginant elle aussi atteindre un jour d'autres rivages ?
Et quelquefois j'ai comme une grande idée d'être emporté dans des histoires où il ne se passe presque rien...
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Pow-pow-pow ! Et quelques fois j'ai comme une grande idée : comme sortir ce livre de ma PAL grâce à vos suggestions dans ma liste Pour les aventuriers littéraires ! C'est vrai qu'il faut être en forme pour suivre le fond au début, mais très vite on se prend au jeu de toutes ces voix dans notre tête !
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Oregon, milieu du vingtième siècle. Une grève des bûcherons paralyse la ville et son économie mais n'aboutit à rien, car la famille Stamper continue d'approvisionner la grande entreprise en bois. Un syndicaliste tente de comprendre quel est le blocage de ce clan récalcitrant, afin de le convaincre de se rallier à la cause. Celui-ci vient en effet de rompre les négociations en accrochant devant sa maison un bras humain faisant un doigt d'honneur… Ca vous met dans l'ambiance ! Mais lorsque notre syndicaliste interroge l'épouse Stamper, il s'entend répondre que les raisons remontent à plusieurs générations. Autant dire que le mal s'annonce difficile à déraciner.
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A ce moment-là de l'histoire une petite voix dans ma tête a chouiné : Pitié, ne me dites pas que de longues descriptions ennuyeuses de décennies de querelles familiales nous attendent …?
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« - Foutaise ! Tout ce que je veux savoir, c'est pourquoi il s'est mis en tête de changer d'avis.
- Pour cela, il faudrait que vous sachiez d'abord comment s'est formé tout ce qu'il y a dedans, pas vrai ?
- Comment ça, tout ce qu'il y a dedans ?
- Dans sa tête, monsieur Draeger.
- Oui, bon, d'accord. D'accord, j'ai compris. J'ai le temps qu'il faut. »
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Ouf : on va nous placer dans sa tête, ça promet d'être plus fun que prévu ! L'épouse commence alors son récit, qui sera interrompu et complété par les voix des autres personnages. Ce roman, incroyablement polyphonique, ouvre l'album de famille sur l'arrivée des Stamper à Wakonda, Oregon, les péripéties de son intégration et les querelles familiales jusqu'à ce jour. Henri Stamper était jeune lorsqu'il a décidé de s'établir à Wakonda. Il y a fondé son affaire mais aussi sa famille, composée de son fils Hank puis, avec sa seconde épouse, de son fils Lee parti faire ses études ailleurs. Il a fait venir d'autres membres de sa famille pour l'aider à faire tourner son entreprise de bucherons.
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Cependant, arrogant et bourru, Henri a fait des mécontents, aussi bien au village que dans sa famille, et il se pourrait bien que ceux-ci ne se soient pas privés d'agir à leur tour comme bon leur semblait lorsque l'occasion s'est présentée, au mépris des dommages collatéraux… Aussi lorsque, pour assurer les demandes en bois durant la grève, la famille Stamper rappelle Lee pour les aider dans l'entreprise familiale, ils sont loin de se douter qu'il accepte uniquement pour accomplir sa vengeance ! Parallèlement, la tension monte au sein des habitants de la ville, qui voient d'un très mauvais oeil le fait que les Stamper puissent s'enrichir sur le dos de leur grève.
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Le fait qu'une histoire de grève s'ajoute à l'histoire familiale s'annonce complexe à démêler. Ajoutez à cela que l'auteur est Ken Kesey, on se prépare tout de suite à voler au-dessus d'un nid de coucous… C'est encore plus réjouissant ! Aucune narration n'aurait pu mieux faire le taf : L'auteur superpose les époques sur un même lieu, en racontant en même temps (oui-oui, en même temps, vous dis-je^^), l'arrivée difficile de la famille Stamper à Wakonda, le développement de la famille et l'entreprise d'Henri, le départ de son fils, son retour, la grève, bref : tout. Comment fait-il ? En intercalant dans le même récit des paragraphes - ou des bout de phrases s'interrompant les uns les autres !! - de ces différentes époques qui sont, en outre, racontées - ou pensées - par différents narrateurs !! Si-si c'est possible : il l'a fait. Comment on s'en sort matériellement ? Eh bien, comme on peut au départ : L'auteur modifie la typographie à chaque fois : les pensées De Lee en italique viennent interrompre - et interpeller ! - le récit de Hank en lettres normales ; entre parenthèses, elles peuvent aussi s'inviter dans un dialogue avec son père ; le récit de leur installation dans la ville est interrompu par un événement lié qui a lieu au même endroit 40 ans après (avec un intriguant cercueil jeté à la rivière qui ne présage rien de bon) que l'on distingue grâce à des parenthèses sur une typologie normale, etc…
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Rapidement, on prend le pli : lorsqu'il nous parle d'un personnage, l'auteur utilise la focalisation interne. « Je » est donc, d'un paragraphe à l'autre, l'un ou l'autre des personnages principaux (Hank ou Lee le plus souvent) sans autre indication pour s'y retrouver que le contenu de leurs pensées et ressentis. Pour mon plus grand plaisir (j'adore savoir ce que pensent les gens^^), les parenthèses dans ce paragraphe signalent souvent les pensées concomitantes de l'autre personnage : ce procédé place le lecteur au coeur du bouillonnement émotionnel et intellectuel de chaque personnage et de leur interaction en temps réel, lui permettant de les comprendre au mieux et, surtout, de comprendre d'où vient leur incompréhension mutuelle, leur incapacité à se comprendre : c'est comme s'ils parlaient deux langages différents tellement ils ont deux systèmes de pensées et deux sensibilités différentes. le mâle alpha direct qui règle ses problèmes en face, aux poings s'il le faut, et l'intellectuel névrosé, plus stratégique et sournois.
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Et c'est un crève-coeur de les voir se déchirer alors qu'on sent que, finalement, ils ne souhaitent qu'une seule et même chose : l'amour et la considération de l'autre, chacun s'étant toujours trouvé pas assez bien pour l'autre (pas assez fort ou pas assez intelligent). Hank notamment m'a beaucoup touchée car il essaye sans arrêt d'intégrer Lee à la famille, pour qu'il soit fier d'eux ou juste qu'ils se comprennent et partagent des choses, et qu'ensemble ils parviennent à vivre et réaliser des projets main dans la main, comme deux frères. Mais il le dit à la façon bourrue que son père Henri lui a toujours fait connaître ("on va mater tout ça à grand coups de trique, crénom de dieu"^^), et jamais Lee ne reçoit correctement le message, du fait notamment de leur passé commun, ce qui augmente sa rage envers Hank et cette famille dont il se sent exclu et moqué. On sent donc dès le début qu'un drame est sur le point d'éclore de tout cela, d'autant que l'abcès du passé n'est pas crevé…
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Entendre, comprendre et ressentir chaque personnage est au centre de la narration de Ken Kesey. Ce qui est remarquable dans ce roman, c'est que la plume suit ce mouvement dans une construction qui, si elle peut paraître schizophrénique au départ, est en réalité d'une précision chirurgicale : Au départ, les interventions des personnages viennent s'immiscer dans la narration omnisciente via italique ou parenthèses ; mais bientôt nous rencontrons les personnages principaux et, lorsqu'ils racontent à la première personne, leurs voix prennent toute la place et deviennent ainsi, alternativement, la narration principale ; alors le processus s'inverse naturellement : les paragraphes épars dévolus à la narration omnisciente sont réduits à l'état de didascalies par la typographie : petits paragraphes en italique entre deux points de vue internes De Lee ou Hank. Ken Kesey en joue d'ailleurs avec le lecteur, lui laissant entendre que même pour lui, parfois, cette narration moderne est compliquée à tenir grammaticalement parlant, notamment pour la concordance des temps, même si elle offre une grande liberté d'effets et un grand potentiel de rendu, extraordinaire !
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Immédiatement, le lecteur un peu assidu a donc une formidable vision d'ensemble, sans être obligé d'attendre, en piaffant d'impatience, que le contexte veuille bien s'installer de manière linéaire ; Dans le même temps, il faut l'avouer, il peut aussi choper, durant les moments les plus intenses, une formidable migraine à vouloir tenter d'entendre toutes ces voix qui tentent de s'exprimer simultanément dans sa tête, sur différents tons et à différentes époques. Peut-être faut-il être un chouillas schizophrène pour parvenir sans problème à reconstituer cette histoire à l'aide de ces bribes, au départ. Mais c'est un formidable puzzle que nous offre l'initiateur des fameuses parties d'Acid tests (vous trouverez dans la liste Pour les aventuriers de la littérature un livre de Tom Wolfe consacré à ces drogue-party). Peut-être aussi faut-il avoir ressenti et expérimenté cette sensation pour avoir le génie de la reproduire si précisément à l'écrit, en parvenant malgré tout - c'est là l'exploit - au but poursuivi : se faire comprendre du lecteur. Pour ma part, le procédé et la construction m'ont immédiatement parus naturels, une évidence collant au fond et le servant brillamment, s'accordant parfaitement à chacun des personnages, dont la psychologie a été pensée avec soin, et à leurs points de vue magnifiquement retranscrits.
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Voilà, j'en parle très mal, je m'en rends compte. Mais c'est pour lire des livres comme ça que je suis devenue lectrice. Une fresque de 900 pages où le contexte économique et social, mais aussi l'omniprésence de la nature en toile de fond, rendent cette profondeur propre aux grands romans américains que j'affectionne tant ! Plutôt que de regretter qu'il n'ait écrit que deux romans, je vais donc m'estimer chanceuse d'avoir pu les lire, « crénom de dieu » ! (désolée par avance pour les livres qui vont passer après ça…^^).
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Un chef d'oeuvre taillé dans du bois brut de l'Oregon. Un pavé aussi dense qu'une grume et aussi dur à apprivoiser que cette nature qui nous est décrite. Pour y parvenir, il faut savoir être patient et choisir le bon moment avant de s'attaquer à ce monument de littérature. Et il convient également de survivre aux premières pages, en se familiarisant avec cette technique de croisement des narrateurs particulièrement déroutante pour le lecteur non-averti, pour au final être récompensé par un très grand livre.
Un morceau de vie d'Américains partis un peu maladroitement conquérir un environnement des plus capricieux, loin, très loin, de la civilisation bâtie par leurs ancêtres. Et c'est sans filtre que Kesey décrit cette micro-société de Wakonda et ses terres, tout en conservant la bienveillance de celui qui ne peut s'empêcher d'aimer ce pays. Et en toile de fond, il me semble entendre raisonner une musique familière, cette ode à la liberté propre à l'auteur, avec de nouveau ce symbole du personnage indien qui parvient in fine à s'extirper du guêpier.
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Dans une ville de l'Oregon nommée Wakonda, la villa des Stamper se niche au bord de la rivière. La vie de cette famille est centrée sur la forêt et l'abattage de hauts arbres parsemés sur des pentes abruptes.
Les hommes de la maison sont Henry le patriarche que rien n'arrête, son fils Hank au charisme indéniable, il est un roc. Enfin, le cousin Joe et son épouse vivent ici aussi.
La femme de Hank, Viviane est le personnage féminin de cette saga.
Bûcherons de père en fils, les hommes sont des durs, des caïds que rien n'arrête même pas l'autorité syndicale de la ville. Seul contre tous, le clan des irréductibles n'a qu'un objectif : braver la force de la nature et rassembler le plus de bois possible pour la vente.
C'est dans cette ambiance masculine que réapparait Lee le second fils de Henry et demi-frère de Hank. Ce dernier est plus sensible, plus intellectuel comme l'était sa mère qui a fui ce milieu rude il a une dizaine d'années emportant avec elle un lourd secret.
Dans ce roman à la construction complexe, il est difficile d'entrer dans le sujet. Les personnages se succèdent à un rythme soutenu au point de semer le trouble chez le lecteur par moments.
Mais il est certain, qu'une fois passé ce cap des cent pages, l'histoire se délie et nous sommes emportés sur les rives de cette rivière, dans les contrées de nature aux paysages incroyables.
Les forces s'affrontent, celle de la nature présente à chaque instant et celle de ces hommes forts comme des ours et déterminés comme des lions. le caractère de ces hommes donne à réfléchir sur le sens qu'ils donnent à leur vie.
En commençant ce pavé, j'ai pensé ne jamais y arriver et puis si bien-sûr, la traversée de ces pages a été une longue et belle aventure.
L'adaptation cinématographique en 1971 est un coup de maître et met en scène Paul Newman et Henry Fonda. La musique du film vaut le détour elle aussi, Charley Pride « All his children ».
Cette lecture exigeante est prenante et attachante. Il est difficile de quitter les Stamper à la fin du roman, au point de reprendre les premières pages.
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