Je sais, je suis un gros plein de soupe.
Toute mon enfance, j'ai souffert des quolibets de mes camarades.
Patapouf, baleine bleue, Gros bain des bois.
Aujourd'hui j'ai atteint le poids pharaonique de 180 kilos.
Je vis reclus, avec pour seules compagnes mes bières, mes paquets de chips et mes jeux vidéos.
Exceptionnellement je suis de sortie aujourd'hui.
Je devais à tout prix me réapprovisionner au centre commercial. Mon sac à dos est rempli de canettes de 8.6 et de biscuits apéritifs.
Et tant que je suis dehors, autant en profiter pour passer à la boutique de jeux vidéos. Il y a un nouveau Tomb Raider qui me fait très envie et qui est sorti il y a quelques jours à peine.
Je traîne mon poids de graisse jusqu'aux escalators des suicidés. Hélas, ils sont en panne.
Motivé, je prends cependant mon courage à deux mains et je gravis à pieds les trois étages me séparant de mes heures de passion vidéoludique à venir.
Dégoulinant de sueur, le coeur battant à toute vitesse, j'ai enfin mon sésame entre mes doigts boudinés une demi-heure plus tard.
En sortant du magasin, un individu louche avec une casquette m'approche.
- Hé, petit, tu t'appelles comment ?
- Antyryia, mais vous pouvez m'appeler Anty.
- Ok Anty. Moi je suis Richard Farris. Dis, ça te dirait d'avoir la nouvelle manette de la Playstation 2 en avant-première ?
"J'ai quelque chose pour toi. Un cadeau. Parce que tu es l'élue."
- Bien sûr que j'en ai envie ! Mais pourquoi m'avoir sélectionné ? Je ne gagne jamais rien d'habitude.
"De tous les individus à la surface de cette planète ronde, pourquoi t'a-t-il choisi, toi ?"
- Parce que tu as de grandes choses à accomplir. Tu es unique, crois-moi. Je t'observe depuis très longtemps déjà. Ta vie va être bouleversée.
Je regarde alors plus attentivement le joystick, et je m'aperçois qu'il ne se présente pas du tout de la façon habituelle.
Il y a huit boutons de formes et de motifs inédits ( une lune vert clair, un trapèze bleu ... ) et deux leviers sur les côtés.
- Comment elle fonctionne exactement ? Est-ce qu'elle vibre ? Elle est sans fil ?
- Je vais d'abord te parler des leviers. Ce sont des accessoires. Tire dessus pour voir ! me dit monsieur Farris.
Encore à moitié saoul avec tout l'alcool ingurgité ce matin, je dois m'y reprendre à plusieurs reprises mais finalement un petit compartiment s'ouvre, libérant pas la même occasion un filet jaunâtre que je m'empresse de mettre dans ma bouche.
Le goût de la 1664 ravit mes papilles.
- Tu verras Anty. Ces quelques gouttes vont suffire à étancher ta soif et ton alcoolisme pour le reste de la journée.
- Et l'autre levier, il sert à quoi ?
- Tu n'as qu'à essayer. Tu pourras le faire une fois chaque jour.
D'un geste plus assuré, je libère cette fois un chips orangé. La saveur du paprika se diffuse dans tout mon palais.
Et pour la première fois depuis ces dix dernières années, je n'ai plus ni faim ni soif.
- Et tous ces boutons alors, ils servent à quoi ? A courir, à sauter, à escalader, à tirer sur les ennemis ?
- C'est un peu plus compliqué que ça. Tu ne devras y toucher que quand tu seras sûr de toi. Il en va de ta responsabilité. Ces touches ont de grands pouvoirs. Quand tu te sentiras prêt, tu appuieras très fort sur le bouton de ton choix.
"Les boutons sont très difficiles à pousser. Il faut appuyer avec le pouce, et y mettre de l'huile de coude."
Quand je relève la tête, il a disparu, ne laissant derrière lui que sa casquette qui virevolte dans un nuage de poussière.
De retour chez moi, je m'installe devant le téléviseur après avoir rangé mes bières au réfrigérateur.
Je jette à peine un oeil à la crasse qui a totalement envahi mon appartement. Je me suis fait un petit chemin entre les montagnes de canettes vides et la vaisselle à faire. Je ne prête plus attention à la vermine et aux mouches qui grouillent un peu partout.
Tout ce qui m'intéresse, c'est de retrouver ma petite crevette, ma somptueuse Lara Croft, et de la guider dans de nouveaux dédales remplis de pièges.
Avec impatience, je branche ma nouvelle manette. Mais quand Lara est envahie par une horde de squelettes, j'ai beau m'échiner à appuyer comme un dingue sur les boutons, elle ne réagit pas et se fait démembrer tandis que mon écran affiche "Game over".
Contrarié, je me fais pourtant la réflexion que je n'ai ni faim ni soif.
J'ai bizarrement envie de remettre un peu d'ordre. Je prends un grand sac poubelle et commence à faire le tri dans mon amas d'ordures.
Je ressens à peine la fatigue, comme si mon corps lourdaud pouvait de nouveau se mouvoir avec une relative facilité.
J'ouvre mes volets pour faire rentrer la lumière du jour.
J'appelle un ancien ami avec lequel j'avais coupé les ponts, moi qui refusait tout lien social depuis longtemps. Et notre conversation est étrangement fluide, se passe étonnamment bien.
"Qu'est-ce que c'est que cette boîte, nom d'un chien ... et qu'est-ce qu'elle me fait ?"
Je ne me reconnais plus.
Est-ce qu'il est possible que ma métamorphose soit liée à cette nouvelle manette ?
Les semaines passent.
Chaque jour, je me contente d'un chips à la forme et au goût toujours inattendus : bolognaise, moutarde, oignon, barbecue, en fonction de ce que le levier accepte de me distribuer.
Je calme ma soif avec quelques gouttes à peine de houblon, reconnaissant l'arôme d'une Duvel, d'une Desperados, d'une Kwak ou d'une Trois Monts.
Chaque jour je perd quelques kilos, jusqu'à retrouver non seulement une forme humaine, mais même l'apparence d'un garçon plutôt séduisant.
Mon appartement est propre et rangé, il émane même un frais parfum de chacune des pièces.
Je fais du sport : course à pieds, planche à voile, parapente.
J'ai retrouvé une vie sociale et sentimentale, même si je dois parfois affronter le regard jaloux de mon entourage.
"Ca finit toujours par aller mieux."
Je suis toujours obsédé par ce fameux joystick qui a changé ma vie. Comme s'il avait une forme de pouvoir, comme si cet objet avait la capacité d'influencer ma vie et mes décisions.
"Lorsqu'on la laisse tranquille, elle peut représenter une force puissante au service du bien."
Quelques mois ont passé lorsque je ressors ma console et m'attèle à une nouvelle partie de Tomb Raider.
Les généreux leviers me permettent me sustenter avec un chips au fromage en forme de fer à cheval et une goutte de Chimay brune.
Quand les morts-vivants attaquent ma petite Lara, j'appuie comme un dératé sur la touche qui représente un hexagone jaune. Victoire ! Mon héroïne tranche les têtes de ses ennemis d'un seul coup de sabre.
Je n'ai pas tellement prêté attention aux bruits de freins et de violente collision dans ma rue, pas plus qu'aux hurlements des sirènes qui ont suivi quelques minutes plus tard.
Si j'avais levé la tête de mon écran pour jeter un oeil à ce qui se passait par ma fenêtre, j'aurais alors vu les corps décapités de plusieurs adolescents gisant dans une mare de sang.
Mais non, j'ai accédé à l'énigme suivante de mon jeu vidéo. Lara Croft doit trouver une façon de franchir un fossé tapissé de piques meurtrières afin de pouvoir pénétrer dans une forteresse Inca.
Rien de très compliqué. Deux petites tours peuvent lui permettre de passer à condition de les détruire : Elles devraient former comme un pont-levis lui permettant de franchir l'obstacle.
Je fabrique des explosifs que je dispose au pied de chacun des monuments, et j'appuie simultanément sur la touche en forme de pentacle violet et sur celle qui représente un trapèze bleu.
Les tours s'écroulent.
C'était le 11 septembre 2001.
Et je crois que j'ai fait une boulette.
* * *
Quelques années plus tôt, en 1974, c'est à la petite Gwendy Peterson, alors âgée de douze ans, que Richard Farris a confié cette fameuse boîte et toutes les responsabilités qui allaient avec.
Un immense pouvoir qui ne devrait pas se retrouver entre les mains d'une enfant.
L'histoire de Gwendy, je vous laisse la découvrir entièrement, disons simplement qu'elle n'est pas sans rapport avec ce que j'ai moi-même vécu des années plus tard.
Inutile de présenter
Stephen King, et dispensable de présenter le co-auteur
Richard Chizmar ou l'illustrateur Keith Minnion ... Puisque ce n'est à priori pas leurs noms qui vont influencer ou non la lecture de cette longue nouvelle.
Un petit mot en revanche sur le traducteur,
Michel Pagel, qui est aussi parallèlement l'auteur de la prodigieuse saga fantastique de
la comédie inhumaine, avec laquelle tous les amateurs de fantastique devraient se régaler.
Ses romans L'ogresse et L'oeuvre du diable m'avaient vraiment fait passer des moments extraordinaires de lecture.
Si les déboires et les fortunes de l'enfance ou de l'adolescence font partie des thèmes récurrents dans l'oeuvre de l'auteur américain, celles de la jeune Gwendy sont relatées sans le style si reconnaissable de l'auteur de Bazaar. Il s'agit tout à fait du genre de fable moderne qui correspond à son inépuisable boîte à idées, mais comme écrite en revanche par un tiers.
En ce sens, on ressent tout de même l'écriture à quatre mains.
Gwendy et la boîte à boutons n'est pas seulement une histoire qui nous rappelle que l'on doit s'accepter tel qu'on est vraiment, avec ses qualités et ses défauts, sans le soutien d'une mystérieuse boîte magique.
Il n'est pas non plus uniquement question de l'effarante responsabilité qui pèse sur les épaules d'une jeune femme pourtant comme les autres, en possession d'un bouton rouge qui peut détruire n'importe qui ou n'importe quoi.
Ce petit conte n'est finalement pas si fantastique malgré les idées totalement folles qu'il met en avant.
Parce que l'analogie avec un certain président actuel avide de pouvoir avant tout, à la personnalité qui semble en totale inadéquation avec les responsabilités du poste qu'il occupe paraît évidente.
Parce que cette boîte existe bel et bien.
Et Richard Farris semble l'avoir confiée de nos jours à un certain
Donald Trump.
Qui pourrait être beaucoup moins mesuré que la petite Gwendy dans l'utilisation de ce fameux bouton rouge le jour où il se sera levé du pied gauche.