« Il y a, en chacun de nous,
un autre monde. La chose la plus importante est toujours celle que l'on ne connaît pas. » -
Barbara Kingsolver
Un jour qu'il débarque sur un quai d'Isla Pixol, au Mexique, Harrison William Shepherd achète son premier carnet d'écriture. le deuxième cahier, déniché chez un marchand de tabac à 13 ans, sera retrouvé plusieurs années plus tard, en 1954. À l'image d'un roman, il a voulu se raconter, mettre en mots les souvenirs de son enfance et de sa vie d'adulte. Comme une façon pour un homme de laisser des traces de son existence. de se construire un monde, «
Un autre monde ». Shepherd a erré toute sa vie à la recherche d'une famille, d'un lieu d'appartenance. Né en 1916 aux États-Unis et emmené au Mexique par sa mère mexicaine, l'homme en fuite se rend témoin de certains des grands événements qui ont marqué l'histoire.
Hernán Cortés découvre Tenochtitlan, le Mexico d'aujourd'hui, anciennement la capitale de l'empire aztèque, qu'il finit par conquérir après l'avoir saccagée, pillée et réduit les Indiens en esclavage. Quelques siècles plus tard,
George Patton participe à l' « Expédition Mexicaine », une opération militaire menée par les États-Unis dans le but de s'opposer aux forces paramilitaires de la Révolution Mexicaine de Pancho Villa. Pancho Villa! le redoutable hors-la-loi mexicain, général de l'armée, celui qui dégaine aussi vite que je décampe quand je croise une tarentule dans la jungle du Mexique. Moi, à ta place, je garderais mon « gun » pas loin puis j'éviterais de voler le ver au fond de sa bouteille de mezcal. Ça pourrait le mettre de mauvaise humeur…
Pour revenir à Shepherd, notre héros mi mexicain mi gringo, on l'a fait prisonnier avec sa mère à Isla Pixol, une île sur la côte est du Mexique - un peu comme le comte de Monte Cristo sur son île au large de Marseille. Tous deux retenus dans l'hacienda d'un certain Enrique, un homme dans le pétrole. Ils prennent la fuite alors que le petit a treize ans. Un jour, alors qu'il déambule dans un marché de Mexico, il aperçoit une reine aztèque, parée d'une longue jupe colorée et de boucles en or. Une bague à chaque doigt, dentelles et rubans, puis la grâce d'un corsage à volants Tehuana. Elle s'appelle
Frida Kahlo. Shepherd travaillera d'abord pour
Diego Rivera, en tant que plâtrier, puis sera cuisinier de la famille et traducteur.
À partir de ce moment, je n'ai plus été capable de lâcher ce roman! Retrouver la Maison Bleue de Coyoacan, c'est un peu comme sortir de mon igloo après des mois d'hibernation et me retrouver entourée de palmiers et de figuiers, d'oiseaux en cage et de fontaines, Frida avec son singe sur l'épaule – son animal de compagnie. C'est revivre la vie d'une femme fascinante, entre ses excentricités et ce tragique accident de tramway la clouant des jours entiers au lit dans des douleurs atroces et le verdict d'une incapacité d'avoir des enfants. C'est aussi tenir l'échafaud pendant que son muraliste de mari,
Diego Rivera – communiste de surcroît – est en train de peindre le Palais National. Mais surtout, c'est redécouvrir la liaison secrète entre Frida et Trotski, le grand révolutionnaire russe.
« Les nouveaux travailleurs n'ont pas seulement besoin des fresques de votre mari, mais aussi de ce que vous offrez : beauté, vérité, passion. L'art véritable et la révolution se rejoignent sur les lèvres. » - Léon Trotski
Alors que Diego demanda au président russe de lui offrir l'asile politique sous sa garde – Trotski faisant face à plusieurs chefs d'accusation au procès de Moscou - le visiteur se la coulait douce avec la belle mexicaine. Avec sa femme Natalya, ils habitaient la Maison Bleue de Coyoacan. Des dizaines de gardes-du-corps armés encerclaient nuits et jours la maison, craignant les attaques des agents de la Guépéou de Staline. le père de la Révolution d'Octobre s'est vu exclu du Parti communiste soviétique et condamné à l'exil.
Barbara Kingsolver nous offre un tableau à la fois historique et romancé des grands événements qui ont marqué le Mexique. Ni les détails, ni la fine documentation, ne manquent à son roman. Elle est, depuis toujours, l'une de mes écrivaines américaines favorites. Femme déterminée, militante à l'encontre du maccartisme, – clin d'oeil au général Patton – militante pour la liberté des femmes et la justice sociale, biologiste, activiste écologique et romancière, vivant dans une fermes isolée des Appalaches, un rêve que je lui envie.
Sur ces mots, je m'en retourne à ma hutte quelque part sur l'île de Montréal, qui n'a de mexicaine que la bouteille de mezcal, logée au fond d'un vieux buffet et rapporté de Tulum, pour recevoir mes invités. Sur ma minuscule terrasse de ville, je pars un feu pour la cuisson des tortillas. Les enfants coupent le bambou dans les marécages. Et je m'apprête à faire cuire des pattes de tarentules grillées, alors qu'un BISON, toujours aussi peu disposé à « y mettre du sien », se la coule douce avec la même ferveur qu'il met à vider sa bouteille de mezcal, le ver y compris. L'instant d'une rêverie et il s'est pris pour Pancho Villa…
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