Plus qu'une théorie du film, c'est une théorie des médiums, du théâtre, du roman et de la vie. "Théorie du film" est dans la filiation et pleinement à la hauteur "DU LAOCOON ou des limites respectives de la poésie et de la peinture" de Lessing, dans la pertinence qu'il met en oeuvre pour attribuer de justes spécificités à chaques médiums. Une des bonnes habitudes que peu donner ce livre, ce serait de ne plus considérer qu'un film est bon ou pas bon, mais de pouvoir envisager la qualité d'un moment particulier d'un film, ou d'un de ses parti pris. La théorie du film n'est jamais dogmatique, une fois le principe posé de la correspondance aux spécificités du médium, Kracauer trouve des exceptions, des auteurs qui cherchent et qui trouvent et qui trouve des solutions plastiques à des problèmes insolubles. Mais ce livre de Kracauer n'est pas qu'une théorie, c'est aussi une liste de film. 300 films sont évoqués, certains sont plus approfondis que d'autres. Regardez chaques films dont une image est publié dans Théorie du film et vous aurez une sélection des film qu'il faut avoir vu avant de mourir (pour la période allant de 1895 à 1966). Et plus qu'un livre sur le cinéma, c'est un essai de philosophie politique, avec un épilogue qui résume la fin des croyances collectives et des idéologies depuis le 19eme siècle et les divers positionnements par rapport à ce constat pour finir par revenir sur la fonction du cinéma dans ce contexte.
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Le même phénomène se produit dans le domaine des idées. Notre propension à l'analyse nous fait passer en revue et décomposer en éléments comparables les systèmes complexes de valeurs qui nous ont été transmis sous forme de croyances, d'idées ou de cultures, et ce faisant nous mettons évidemment en cause leur prétention à l'absolu. Ainsi nous trouvons-nous de plus en plus environnés par des configurations mentales que nous nous sentons libres d'interpréter à notre gré. Chacune d'elles rayonne de significations tandis que pâlissent les grandes croyances ou idées desquelles elles procèdent. De même, la photographie a puissamment décomposé en nous les perspectives traditionnelles. Qu'on pense à tous ces clichés qui nous présentent la réalité sous un aspect insolite, où le même espace apparaît étrangement à la fois profond et plat, où des objets apparemment familiers revêtent un aspect énigmatique. Au total, les photographes modernes du courant réaliste ont largement contribué à synchroniser notre vision avec les expériences auxquelles la vie contemporaine nous expose sur d'autre plans. Autrement dit, ils nous ont mis à même de percevoir le monde dans lequel, en fait, nous vivons - ce qui n'est pas un mince résultat si l'on pense aux capacités de résistance inhérentes aux habitudes de l'oeil. Il est vrai que certaines de ces habitudes persistent opiniâtrement. Par exemple, la prédilection que manifestent aujourd'hui tant de gens pour les amples perspectives et les vues panoramiques pourrait bien remonter à une époque moins dynamique que la nôtre.
Chez le spectateur de films, le moi, en tant qu'agent principal des pensées et des décisions, renonce à son pouvoir de contrôle. Ce qui le différencie radicalement du spectateur de théâtre, ainsi que n'ont cessé d'y insister les observateurs et critiques européens. "Au théâtre, je reste moi, m'a dit un jour une Française lucide, tandis qu'au cinéma, je me dissous dans les choses et les êtres." Henri Wallon analyse ce processus de dissolution : "Si le cinéma produit son effet, c'est que je m'identifie à ses images, c'est que je m'oublie plus ou moins en faveur de ce qui se déroule sur l'écran. Je ne suis plus dans ma propre vie, je suis dans le film qui est projeté devant moi."
Dès lors que l'on part de l'hypothèse que le film conserve des spécificités essentielles de la photographie, il devient impossible d'accepter l'idée largement répandue et souvent revendiquée que le film est un art au même titre que les arts traditionnels. L'oeuvre d'art consomme la matière première à partir de laquelle elle s'élabore, alors que le film, en tant que produit du travail de la caméra, s'attache à la faire voir. Si chargé d'intentions que soit le maniement de la caméra, elle ne serait plus une caméra si elle n'enregistrait pas les phénomènes visibles pour eux-mêmes. Elle s'accomplit pleinement dans le rendu du "frémissement des feuilles". Si le cinéma est un art, c'est un art pas comme les autres. Avec la photographie, c'est le seul art qui laisse plus ou moins intacte sa matière première. Aussi ce qu'il y a d'art dans un film procède-t-il de l'aptitude de ses créateurs à lire le livre de la nature. L'artiste cinéaste a quelque chose du lecteur imaginatif ou de l'explorateur aiguillonné par une insatiable curiosité.
Tout cela revient à dire que le film s'attache à la surface des choses. Moins il vise directement la vie intérieure, l'idéologie et les préoccupations spirituelles, plus il est cinématographique. D'où le mépris que tant de gens épris de culture professent envers le cinéma. Ils craignent que son irrésistible penchant pour le côté extérieur des choses ne nous induise à nous complaire dans le spectacle kaléidoscopique des apparences éphémères aux dépens de préoccupations plus élevées. Le cinéma, dit Valéry, détourne le spectateur de l'essence de son être.
En réalité, il ne s'agit pas d'un miroir. Les photographies ne sont pas de pures et simples copies de la nature : elles la métamorphosent en transférant sur un plan des phénomènes tridimentionnels, en tranchant leurs liens avec leurs entours, en substituant le noir, le gris et le blanc à leur gamme de couleurs. Mais ce qui s'oppose catégoriquement à l'idée du miroir, ce ne sont pas tant ces transformations inévitables - que l'on peut négliger, car elles ne suffisent pas à retirer à la photographie son caractère de reproduction obligée - que le processus même par lequel nous prenons connaissance de la réalité visible. Même le photographe détaché qu'évoque Proust structure spontanément le flux de ses impressions ; les perceptions provenant simultanément des autres sens, certaines catégories formelles de la perception inhérentes à son système nerveux, et, facteur non moins décisif, les dispositions dans lesquelles il se trouve, l'amènent à organiser le matériau visuel en cet acte qu'est voir.
Il y a bien des moyens d'apporter au refoulé l'apaisement de l'évasion. Aussi s'établit-il une interaction entre les rêves des masses et le contenu des films. Tout film qui a du succès rencontre des désirs largement répandus. Mais ce faisant, il les dépouille nécessairement de leur ambiguïté intrinsèque. Chaque film qui se trouve dans ce cas fait évoluer ces désirs dans une certaine direction, les confronte à l'une de leurs multiples significations. De par la formulation définie qu'il en donne, le film définit le contenu non précisé qui l'a inspiré.
La notion de « flux de la vie » chez Kracauer : entre philosophie et théorie du film -