Il y eut le formidable "L'infini dans un roseau" d'
Irène Vallejo, voici le non moins flamboyant "La magie du Codex" de
Sylvie Lefèvre....
Leur point commun parler de notre point commun à chaque Babeliaute que nous sommes :
Le livre, ce simple mot de 5 lettres, dont l'étymologie nous renvoie irrémédiablement au latin liber, qui n'est autre que la partie vivante de l'écorce sur laquelle on écrivait autrefois.
Matière vivante, que d'autres ont précédée : argile, papyrus, la soie, l'os....
Matières vivantes visant à faire vivre les idées, magnifique mise en abyme...
En résumé, une matière vivante, au service d'une autre matière vivante, qui prendra vie sous la plume d'un écrivain, sous le calame d'un calligraphe, sous le roseau du scribe...
Mais finalement cet "objet" qui, à force d'être devenu familier, parfois obsolète au profit de versions dématérialisées, n'aurait-il pas vu sa magie oubliée, ou à défaut se ternir...
Prenons-nous encore le temps de ressentir le toucher du papier ?
Écoutons-nous encore le bruissement des pages en les tournant ?
Prêtons-nous encore attention à la typographie utilisée ?
Sentons-nous encore l'odeur du livre neuf, fraîchement imprimé ?
Avons-nous encore les sens en éveil devant cet objet né du vivant, pour nourrir le vivant, pour donner un sens à la vie, pour nous redonner vie, pour nous ouvrir à la vie, pour enrichir notre vie, etc...
Pourtant, comment passer à côté des couvertures jaunes de ce carton finement ondulé des Éditions Grasset, ce toucher si typique des couvertures des Éditions Les
Belles Lettres, la couleur si mémorable des Éditions Gallimard, ces livres en édition limitée qui fleurissent lors de fêtes de fin d'année, le toucher cuir de la couverture et le papier bible des livres de la collection La Pléiade, les couvertures, que tout Babeliaute mentionne avant même son billet, des livres de la collection
McDowell aux Éditions
Toussaint Louverture, et qui rappelle les reliures Hetzel...
Autant de différences si infimes, autant de dissemblances devenues imperceptibles, pour un objet qui, intrinsèquement ressemble à son voisin de bibliothèque, mais qui s'en différencie physiquement....
Cet ouvrage, bien plus qu'un livre sur l'histoire du livre se construit, sur une trame de relation entre l'objet et celui qui de le détient pour un temps....car le livre passe de nos mains, à notre vie au travers de gestes anodins...
Le temps d'une lecture, on ouvre le livre ou est-ce lui qui s'ouvre à nous ? Il nous dévoile son coeur, cette reliure qui n'a pas toujours été la même tantôt livre-accordéon, tantôt livre-papillon...
"Espace du dehors, celui du lecteur, de la diffusion et de la réception d'un livre, et espace du dedans, celui du texte et de son auteur, s'interpénètrent ou se superposent. L'
oeuvre se porte au-delà d'elle-même, hors d'elle-même, mais elle accueille aussi son public en son sein. Jouant de cette porosité entre deux mondes que permet l'ouverture d'un volume"
Car de volumen, le livre deviendra codex, dans cette forme que nous lui connaissons, peu ou prou, aujourd'hui, ce codex que l'on ouvre et fermé à l'envi
"Le jeu sur les ouvertures, sur l'opposition entre espaces du dedans et du dehors est rendu possible par la forme du livre est la nôtre depuis le 1er siècle avant J.-C. : le codex. On l'ouvre et on le ferme. le rouleau de l'Antiquité gréco-latine, lui,se déroulait (volvere, evolvere, pervolvere, pervolutare), se déployait (explicare) pour être lu : volvendi sunt libri dit
Cicéron dans son
Brutus, « il faut lire les livres ». Pour ranger ce volumen,il fallait le réenrouler (revolvere). Quant aux ordinateurs et aux liseuses, utiliser les mots ouvrir et fermer comme noms de commande relève bien du glissement de sens, du propre au figuré, et par commodité pour un public qui était habitué à l'outil livresque"
Ouverture / fermeture qui font irrémédiablement penser à un parallèle avec l'architecture : portes, fenêtres, portails,... Autant d'éléments qui ouvrent sur un monde
" Depuis Horace, au moins, la métaphore du texte comme bâtiment est restée vivante : Exegi monumentum aereperennius / Regaliquesitu pyramidum altius (Odes, III, 30 « J'ai achevé un monument plus durable que le bronze / plus haut que les pyramides des rois »). Certaines
oeuvres iront jusqu'à modeler leur espace textuel sur une construction architecturale : Cité des dames de Christine de Pizan (1404-1405), Temple de Boccace de
Georges Chastelain (1463-1464), La Sale d'Antoine de la Sale (1451), pour ne citer que des textes médiévaux. Pour ce dernier livre, destination pédagogique et instructive, l'auteur tire ses matériaux de compilations historiques, de florilèges de grands auteurs et de sa propre vie."
Et que dire des frontispices, empruntés au latin pour désigner le fronton d'un édifice, et qui s'est adapté au monde du livre pour désigner soit une première page où le titre figure dans un appareil décoratif qui couvre toute la surface (le titre gravé pour la bibliographie moderne), soit une gravure placée en tête de l'ouvrage et en regard de la page de titre (le frontispice de la bibliographie moderne).
Car finalement, n'est-ce pas ce que nous faisons en ouvrant un livre, n'entre t-on pas dans un univers à nul autre pareil, dans un lieu qui nous est inconnu, dans une cathédrale de mots, un dédale de phrases, un labyrinthe d'histoires, et en le refermant ne garderons-nous pas une réminiscence de ce lieu, une rémanence de sentiments, qu'ils soient positifs ou négatifs, des citations que nous notons pour nous-mêmes ou que nous partageons, des bribes d'imagination, une persistence rétinienne de mots. Et le partageant, en le transmettant n'est ce pas une part de nous que nous partageons et que nous transmettons.
Et puis il y a ces réponses à des questions que nous ne sommes même jamais posées, pourquoi toujours la première page à droite : "Les mots recto et verso désignaient, on l'a vu, le sens vertical ou transversal selon lequel étaient disposées les lamelles du papyrus dans la construction de la feuille. Ces termes se sont trouvés réinvestis dans le codex aux feuillets pliés : ils s'y réfèrent au geste du lecteur qui en tournant (vertere) la page passe de l'endroit (recto) à l'envers (verso) ou, comme l'on disait autrefois, au revers.
Par une évolution dont je ne peux retracer l'histoire en détail, le recto ou page de droite s'est trouvé survalorisé au détriment du verso ou page de gauche. Cela peut sembler naturel lorsque l'on sait qu'autrefois la position à droite était connotée plus positivement que celle de gauche(...)"
Les objets qui permettent de poser les livres et de libérer les mains, l'autrice usant pour cela de l'image magnifique de l'Annunciata d'Antonello da Messina, le livre ouvert que l'on retrouve si souvent dans les" Annonciations"...
Les livres dans lesquels ont y cache des secrets, les livres troués volontairement, les livres dans lesquels des petits dispositifs ingénieux se déroulaient, les livres pop-hop... En résumé un lieu où l'imagination était et est multiple
Parmi les gestes qui font partie de nos lectures, sauf à lire un ouvrage d'une seule traite, il a celui de marquer sa page.
Alors, il y a les marque-page qui disent également tant sur le lecteur lui-même. du simple bout de papier insignifiant à ceux plus personnels, chargés d'une histoire, chargés de souvenirs, chargés d'émotions...
Paolo Rumiz écrit dans son livre "Canto per Europa" (que j'ai lu récemment) : "Quando finì il disegno, spense il lume, inserì un segnalibro con il motto Nulla die sine linea, poi ripose il registro con cura e si lasciò, sfinito, catturare dalla notte." (Une fois le dessin terminé, il éteignit la lampe, inséra un marque-page avec la devise Nulla die sine linea, puis rangea soigneusement le registre et se laissa, épuisé, capturer par la nuit.).
Nulla sine die sine linea / pas de jour sans une seule ligne.
Que ce soit de notre livre en cours ? Ou de nos livres en cours ? de notre livre fétiche ? de notre livre compagnon ? de notre livre refuge ? de notre livre préféré ?
Combien sommes-nous a ne pouvoir laisser une journée sans lire une ligne ?
Et au final cet objet auquel on ne prête presque plus attention se trouve peut-être résumé dans la sublime couverture.
Le coeur du livre n'est-il pas le reflet de celui de son lecteur ? le livre suscitant émotions, passions... En un mot, le livre c'est la vie...