Sang, tératologie, démembrement, viol, pourriture, énucléation et supplices ; persistance de rites anciens et sataniques, régression de la faculté d'empathie, et démons inaccessibles à la cruauté même dont les sévices sont situés sur un plan éloigné de toute considération du mal ; décor-intervalle entre irréel et fantasmagorie, société-prison d'une indécidable obscurité future, faille temporelle répétitive démentiellement invoquée comme boucle aliénante, et entre-deux-dimensions sis en un axe normalité et apocalypse dont la seconde, latente et inéluctable, tend à marquer sa présence progressive ; surrection du domaine du cauchemar insensibilisant et flou, et éternité de perpétuités fatidiques et régénérescentes, résolues ou résignées, où les souffrances et les cris contemplés sont plutôt des échos imaginaires que vécus, où ce qui suppose un contact au monde est comme refoulé en cerveau reptilien, loin des esthésies ordinaires, égaré et remonté en soi dans le territoire sismique et profond de la pathologie ou de la névrose, de la provocation ou du tabou.
C'est cette couleur qui caractérise
Fournaise, une sorte de sanie noire et sanglante, faite pour le dégoût et la fascination, qu'il faut imaginer née d'une intention maléfique et symbolisant la décadence, environ ce qu'en médecine on appelle : méléna.
Ce sont donc ici des nouvelles typiquement pittoresques, une fois de plus, récits conçus sans élaboration particulière, je veux dire sans ambition de préparation de chefs d'oeuvre, avec la « modestie » caractéristique de notre époque, à partir d'une seule courte idée, et que l'auteur, selon son inspiration, abonde de représentations adventices, qu'il corrige d'improvisations qui
lui font plaisir ou le troublent lors de la composition, sans presque jamais décider vraiment d'un dénouement ni même d'une intrigue. Ce sont certes des visions, comme émanées d'une sibylle, où la tâche de l'écrivain consiste à rendre l'intensité la plus choquante et décalée de l'angoisse et de la folie, selon des idiosyncrasies envoûtantes et des styles contournés, mais – et c'est trop manifeste – sans élaboration préalable, sans volonté créatrice de tableau supérieur, au point que non seulement on n'y trouve à peu près jamais de chute mais qu'on ignore souvent comment se représenter la fin – l'auteur sans doute ne s'en forme elle-même qu'hypothèses et s'en satisfait, jugeant cet effet d'indécidabilité le plus propre à seoir à n'importe lequel de ses lecteurs, à ses lecteurs variés et qui se formeront l'interprétation qu'ils voudront.
C'est une lâcheté, bien sûr, une facilité. En général,
Clive Barker, qu'on distingue sans mal dans cet ouvrage et que Llewellyn cite évidemment parmi ses sources, au moins rédigeait des chutes, si ma mémoire de Livre de sang est juste. Llewellyn ose même prétendre, dans une interview qu'on peut lire en fin d'ouvrage, que l'indétermination serait gage de succès : « J'ai constaté que le mystère était un élément essentiel et fascinant de l'épouvante – on en a besoin jusqu'à un certain point. Soyons honnêtes : ce qui se passe en général dans un récit d'épouvante n'a pas grand rapport en général avec les événements de la vie réelle ; si on s'essaie aux explications scientifiques factuelles, logiques, on affaiblit le sentiment d'épouvante. le manque d'information est donc, je crois, un facteur clef dans la création d'un récit d'épouvante plausible. » Or, c'est arguer avec opportunisme et mauvaise foi du bénéfice d'un handicap dont l'écrivain n'a point l'envie de guérir parce que cette sorte d'active convalescence
lui réclamerait un travail trop sérieux et difficile – en quoi on peut aimer parler de la douleur et n'avoir pas du tout le désir d'avoir mal. C'est ainsi que parmi les auteurs qu'elle cite, Llewellyn oublie King, Bradbury, et surtout
Lovecraft dont on perçoit bien la présence en filigrane – ce dernier surtout –, présence plus dominante, plus influente, plus foncièrement maîtresse que celle de Barker qui n'est qu'une superficie de nature thématique, mais qu'il vaut peut-être mieux, en effet, ne pas convoquer explicitement par crainte de contredire de leur patte fort minutieuse et cependant épouvantable ce manifeste assez simpliste et faussement conforté d'évidence. Il est navrant, je trouve, quand un professionnel parle de son métier, notamment un artiste, de le sentir aventurer sans soin des théories malaisées qu'il faudrait corriger ensuite, voire totalement contredire, si le journaliste exigeait rien qu'un approfondissement – par exemple, le propre du fantastique de sa naissance au XIXe siècle (j'ignore ce qu'on entend au juste par « épouvante ») est bel et bien la plongée d'un lecteur dans une situation qui se rapporte à un événement de la vie réelle, c'est même à vrai dire LE élément définitoire de ce genre depuis
Poe, et je n'entends pas comment Llewellyn, même s'agissant d'épouvante, peut s'opposer à une telle assertion en improvisant là sa petite contribution hasardée, sachant que c'est rarement qu'elle ne s'efforce pas au préalable de placer ses personnages dans un contexte reconnaissable et vraisemblable, pour ne pas dire familier (où il faut toujours se méfier en rhétorique de ces « Soyons honnêtes » qui servent le plus souvent à forcer par sympathie l'acceptation d'une erreur).
Et je crois qu'on ne doit plus écrire de cette manière, qu'il faut arrêter de s'abandonner ainsi à ses plus prochaines tendances, de se retenir d'élaborer de vrais scénarii, de s'inciter à la rédaction tout de suite et sans précaution comme doit nécessairement écrire l'élève d'un examen scolaire, que c'était, un tel emballement, rien qu'une transition de la littérature, un penchant pas assez instruit, un défaut d'art en somme, de l'essai dans un sens mineur qu'il ne faut pas vouloir perpétuer en parangon. Je sais bien combien il est agréable et impressionnant, pour soi et peut-être pour ses correspondants, d'épancher ses sensations et de multiplier à l'envi les évocations colorées des pressentiments qu'on éprouve et qu'on dévore sans leur donner le temps de mûrir et de constituer de beaux fruits pour l'orgueil et la postérité, mais qu'on voie le si peu d'écrits artistes et mémorables qui sont demeurés de cette manière appauvrie, façon de se débarrasser plus ou moins joliment, sans retouches foncières, d'une image apparue comme hallucination ? C'est ainsi que les nouvelles fantastiques actuelles – ou « d'épouvante », ou tous les genres de nouvelles qu'on veut – restent sempiternellement des inachèvements, commençant toujours en enthousiasme communicatif, se prolongeant vite par LA idée originale, et s'étouffant longtemps dans l'inconsistance d'un étayage manquant ou défaillant : c'est pourquoi l'esprit n'en conserve que la couleur instantanée d'une pensée, mais cet éclat, noyé sous des strates de remplissage et d'atermoiements, ne communique pas de bout en bout la puissance émotionnelle que seul un travail vraiment parachevé et rigoureusement tenu peut transmettre sans presque discontinuer. Les novellistes semblent avoir oublié que, selon l'idée de
Baudelaire, si la formule la plus dense, le mot plus propre à un effet, le resserrage le plus évocateur, est ce qu'il faut toujours employer dans une nouvelle pour réaliser l'impression la plus étroitement adaptée au dessein visé, il est néanmoins indispensable que le contenu du récit puisse, intrinsèquement et au préalable, porter ce matériau et délivrer le potentiel suffisant à réaliser, au moins, une transmission.
Or, qu'a-t-on lu dans
Fournaise après l'avoir lu (j'ose presque écrire : « pendant l'avoir lu » tant je parviens à présent à anticiper livre à la main l'impression finale : un divertissement dépaysant, sans souvenir, sans trace en soi prolongée, sans enseignement ou influence ; on a un peu voyagé dans des ténèbres et du sang (hormis quelques images fortes en des intrigues mieux composées, je pense à « Dernier été dans la pureté et la lumière », oui mais c'est quand même une histoire bête, au fond). D'aucuns jugent déjà ce résultat une réussite, c'est ce que prétendent maints auteurs contemporains qui n'ont d'autre choix que d'assumer leur insuffisance, mais je ne m'en contente pas, moi, et l'estime un échec : c'est trop anodin et inabouti, on devine qu'on ne retiendra rien, et on lit avec ce sentiment paradoxal, moderne et qui nous tient, dont peu de lecteurs ont deviné qu'il s'agit d'un défaut et le plus grand peut-être : l'envie d'en finir.
Et il vaudrait peut-être quelquefois mieux que ce fût tout à fait mal fait, car on garderait une mémoire rieuse, moqueuse, dérisoire, un exemple au moins de ne pas ou de ne plus, une façon de leçon, et aussi peut-être quelque chose comme un long éclat de rire qui est toujours en loin le perfectionnement en nous de quelque chose d'édifiant et de vif.
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