Je n’avais garde de parler dans ce chapitre de la mémoire ni des habitudes spirituelles pour plusieurs raisons, dont la principale est que nous n’avons point d’idée claire de notre âme. Car quel moyen d’expliquer clairement quelles sont les dispositions que les opérations de l’âme laissent en elle, lesquelles dispositions sont des habitudes, puisqu’on ne connaît pas même clairement la nature de l’âme ? Il est évident qu’on ne peut pas connaître distinctement les changements dont un être est capable, lorsqu’on ne connaît pas distinctement la nature de cet être. Car, si par exemple les hommes n’avaient point d’idée claire de l’étendue, ce serait en vain qu’ils s’efforceraient d’en découvrir les figures. Ce serait en vain qu’ils tâcheraient de rendre raison de la facilité, par exemple, qu’acquiert une roue à tourner autour de son essieu, par l’usage qu’on en fait. Cependant, puisqu’on souhaite que je parle sur une matière qui ne m’est pas connue en elle-même, voici le tour que je prends pour ne suivre en ceci que des idées claires.
Je suppose qu’il y a un Dieu qui agisse dans l’esprit et qui lui représente les idées de toutes choses, et que, si l’esprit aperçoit quelque objet par une idée très claire et très vive, c’est que Dieu lui représente cette idée d’une manière très parfaite.
Je suppose de plus que, la volonté de Dieu étant entièrement conforme à l’ordre et à la justice, il suffit d’avoir droit à une chose afin de l’obtenir. Ces suppositions qui se conçoivent distinctement étant faites, la mémoire spirituelle se peut expliquer facilement et clairement. car l’ordre demandant que les esprits qui ont pensé souvent à quelque objet y repensent plus facilement, et en aient une idée plus claire et plus vive que ceux qui y ont peu pensé, la volonté de Dieu qui opère incessamment selon l’ordre représente à leur esprit, dès qu’ils le souhaitent, l’idée claire et vive de cet objet. De sorte que, selon cette explication, la mémoire et les autres habitudes des pures intelligences ne consisterait pas dans une facilité d’opérer qui résultât de certaines modifications de leur être, mais dans un ordre immuable de Dieu, et dans un droit que l’esprit acquiert sur les choses qui lui ont déjà été soumises, et toute la puissance de l’esprit dépendrait immédiatement et uniquement de Dieu seul, la force ou la facilité d’agir que toutes les créatures trouvent dans leurs opérations n’étant en ce sens que la volonté efficace du Créateur. Et je ne crois pas qu’on fût obligé d’abandonner cette explication à cause des mauvaises habitudes des pécheurs et des damnés. Car, encore que Dieu fasse tout ce qu’il y a de réel et de positif dans les actions des pécheurs, il est évident par les choses que j’ai dites dans le premier Éclaircissement que Dieu n’est point auteur du péché.