Un écrivain est sollicité pour écrire, sur commande le scénario d' »un film inspiré d'un fait réel qui s'était produit des années plus tôt à Barcelone, un crime horrible qui avait en son temps suscité des conjonctures nombreuses et très diverses, et dont le mobile, apparemment passionnel, n'avait jamais été entièrement éclairci. »
Nous sommes en 1982. le narrateur, en panne d'inspiration, accepte bon gré mal gré de revenir sur cette histoire, même s'il mesure bien la différence entre écriture de scénario et littérature. Ce crime s'est déroulé en 1949, en pleine période franquiste, et le meurtrier, un certain Fermin Sicart, travaillait alors comme projectionniste dans un cinéma de quartier, le cinéma Delicias. Régulièrement une prostituée venait lui rendre visite dans sa cabine de projection, et le projectionniste semblait apprécier sa compagnie, pourtant on l'a retrouvé un jour morte, étranglée avec de la pellicule de cinéma, et Sicart a avoué aussitôt être le meurtrier.
Pour écrire ce pré-scénario, et après un premier travail de préparation, sous la houlette du producteur qui lui a passé commande, le narrateur va tout simplement inviter Firmin Sicart à lui donner sa propre version des faits. Ayant entre temps purgé sa peine, celui-ci accepte facilement pour peu qu'on le dédommage pour sa confession qu'il livrera, après-midi après après-midi, sur la terrasse de l'écrivain. Celui-ci est pour quelques semaines célibataire, sa femme et ses enfants en vacances, et il est épaulé par la fidèle servante Felicias, un personnage haut en couleurs, dotée d'une mémoire d'éléphant en ce qui concerne les films de la grande époque projetés dans les cinémas de quartier.
Et de mémoire, il en est bien question.
Parce que Fermin Sicart est passé par les mains d'un célèbre médecin franquiste, qui avait pour obsession d'enlever le « gène rouge » aux patients (ou victimes ?) qui passaient dans ses mains : les « lavant » de leurs souvenirs et les remplaçant par des pensées beaucoup plus correctes. Ce qui fait que trente ans plus tard, le malheureux projectionniste ne se souvient plus du tout des raisons de son meurtre. de quoi piquer la curiosité de l'écrivain, qui espère refaire surgir le souvenir de l'ombre en fouillant dans la mémoire du meurtrier.
Sur fond de cinéma noir et blanc,
Juan Marsé revient sur ses thèmes favoris : le passé qui ne passe pas, la vie misérable des petites gens sous Franco. Il nous faut revivre le Barcelone des années 40, par le truchement du récit du projectionniste repenti, une vie où les pauvres se débrouillent comme ils peuvent pour survivre à la misère, y compris en adhérant à l'idéologie dominante. Lucide, l'écrivain l'est aussi pour la société qui a succédé au franquisme : nous sommes en 1982, période charnière où l'on essaye de se débarrasser des fantômes, un monde où les vrais coupables ne seront jamais punis ...
Mais peut-on se débarrasser vraiment de son passé ? Les mots peuvent-ils retrouver du jour au lendemain leur sens véritable, après avoir été pervertis pendant toute une période ?
La société post franquiste est-elle aussi libre qu'on le dit ? Un monde où des midinettes rêvent de crever l'écran et sont prêtes à tout pour décrocher un rôle et où les auteurs de littérature n'ont droit qu'à un strapontin en terme d'audience et de notoriété.
C'est encore le personnage féminin, la rouée Felicias, qui a le meilleur rôle : elle qui pose des devinettes concernant les répliques fameuses des films de la belle époque – devinette qu'elle gagne à coup sur. On approchera la scène finale qu'à la toute fin du livre, comme un long travelling, une scène imaginée plusieurs fois par le narrateur qui se prend au jeu du scénariste, quitte à en faire beaucoup trop, jusqu'au récit final du projectionniste retrouvant partiellement la mémoire.
Un roman qui donne envie de s'installer devant un DVD pour voir l'un de ces films en noir et blanc de la belle époque, avec un scénario qui n'aura rien de ces telenovelas qu'on nous sert à longueur de soirée sur nos chaines télé publiques …