Retrouver un monde à soi dans les décombres d'une vie, en tâtonnant dans le noir des serrures : l'écriture exceptionnelle d'une métaphore intense, radieuse dans la dèche comme dans le sursaut.
Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2024/04/02/note-de-lecture-
en-aveugle-eugene-marten/
Après un séjour de plusieurs années en prison, pour des raisons dont la révélation très progressive constituera, discrètement, l'un des enjeux souterrains du roman, le narrateur est rentré dans cette ville américaine des Grands Lacs où il a jadis vécu, presque heureux si l'on en croit ses flashbacks réguliers. La ville pourrait être Cleveland, où vit l'auteur, mais ce n'est pas à ce point important : il suffit de saisir, avec lui, que la désindustrialisation a poursuivi là ses effets pendant son absence forcée, que des petits commerces d'un nouveau genre continuent à remplacer ceux d'un ancien monde, et que la pauvreté y galope visiblement.
Nanti de son maigre pécule, il lui faut affronter le serpent qui se mord la queue de la réinsertion dans un pays qui, plus qu'ailleurs sans doute, ne la facilité guère : trouver un logement (ce sera une chambre dans une pension ayant connu des jours bien meilleurs, désormais livrée aux invasions régulières de cafards particulièrement peu farouches), retrouver des papiers d'identité en bon état, trouver un emploi surtout.
De la chance, du hasard et de la nécessité surgit tout à coup une opportunité : entré chez un serrurier du voisinage pour faire réparer la clé cassée de sa chambre d'hôtel, il constate qu'un coup de main n'y serait sans doute pas superflu, et parvient à se faire embaucher, à la diable, par les deux frères syriens qui gèrent l'affaire.
D'abord homme à tout faire, le narrateur observe sans juger, devine beaucoup et apprend, tout en combattant intérieurement les démons omniprésents de son passé et de sa chute. Avec leur générosité offerte à la diable, mais bien réelle, Ibrahim et Yussuf lui apprennent comme mine de rien un véritable métier : celui de l'artisan serrurier, certes confronté comme tant d'autres à la numérisation de la société, aux boîtiers électroniques opaques et à l'indispensable formation continue pour s'adapter et survivre, mais homme de l'art qui maîtrise un monstrueux lexique technique et les savoirs bien physiques qui l'accompagnent, du côté du travail métallique millimétré de chaque clé, de la plus simple à la plus complexe, mais aussi des montage et démontage, du crochetage, du perçage et de toutes les solutions d'effraction légale et d'anti-intrusion qu'il s'agit d'imaginer et de monnayer, souvent en urgence : dans ces quartiers rarement très bien famés, nul ne souhaite laisser sa porte ouverte à tous vents. Réinsertion de fortune, certes, mais bien réelle : le narrateur, même pris à nouveau dans les aléas du petit commerce des deux frères et de leur entourage, tient sans doute une véritable chance d'émerger – et de se libérer peut-être de certaine obsession qui l'entraîne si régulièrement du côté de l'hôpital et d'une personne en coma profond, dont justement le respirateur ne tient qu'à une clé de très haute sécurité…
Publié en 2003, brillamment traduit en 2024 par
Stéphane Vanderhaeghe (dont l'immersion dans le vocabulaire méticuleux de la serrurerie a dû constituer une aventure en soi), «
En aveugle » est le premier roman d'
Eugene Marten, dont nous avions découvert ici la longue novella qui l'avait précédé, «
Ordure », en 2022, déjà chez Quidam éditeur.
Davantage encore sans doute que la quête infra-ordinaire et insensée de Sloper, l'homme de ménage de «
Ordure », la réinsertion (plus psychologique que sociale, certainement), grâce aux clés et aux serrures mais aussi malgré elles, du narrateur de «
En aveugle », permet de saisir pourquoi cet auteur encore beaucoup trop confidentiel suscite l'admiration d'un Gordon « Ciseaux » Lish (qui y voit certainement un aboutissement de cette vraie-fausse économie totale de moyens qu'il chérissait chez son poulain
Raymond Carver) ou d'un
Brian Evenson (dont on sait, au moins depuis les nouvelles de «
Contagion » et de «
La langue d'Altmann » – ou le roman court «
L'Antre » -, à quel point il affectionne la sobriété des explications fournies à la lectrice ou au lecteur).
Eugene Marten est en effet bien loin de se contenter d'une énième variation du fil conducteur indéniable de l'Amérique contemporaine que constituerait le thème « Dans la dèche » : comme chez
Carl Watson (avec qui il me semble constituer involontairement mais magnifiquement une étrange chambre d'échos), son narrateur enregistre goulûment ce qu'il découvre autour de lui, dans ses moindres détails – on songera bien sûr à «
Hank Stone et le coeur de craie » -, mais ne nous en restitue que la mosaïque extérieure, sans commentaire ajouté (à l'instar de ce qui se produit dans le recueil «
Sous l'empire des oiseaux » ou dans le court roman «
Une vie psychosomatique ») : de l'art consommé de la discrétion narrative comme preuve de confiance en la sagacité de la lectrice ou du lecteur, comme marque d'attention en somme.
L'ellipse et le non-dit sont en effet absolument essentiels dans «
En aveugle » : autant le narrateur est visiblement un observateur alerte et aguerri, autant il fera confiance à l'intelligence et à la curiosité de la lectrice ou du lecteur, sans jamais céder à la tentation de l'explication (avec de rares exceptions, lorsqu'il module son vocabulaire avec une discrète élégance, lors d'une énumération liée à la serrurerie, partant du terme le plus technique pour passer progressivement à des mots davantage accessibles au profane).
Il faut peut-être regarder du côté du Paul Harding des « Foudroyés » ou de la
Nina Allan des «
Complications » pour trouver une telle maîtrise, jusque dans ses moindres détails, de l'usage englobant d'une métaphore technique et mécanique où les engrenages forment monde. Même s'il ne faut pas négliger la terreur sourde que provoque l'autre analogie rusée du roman, celle du « chariot bâché », évocateur de destinées manifestes autant que de sombres mitards,
Eugene Marten transforme pour nous un « Dans la dèche à Cleveland » en un royaume magique pourtant sauvagement terre-à-terre, où règnent la serrure et la clé, le coffre et la perceuse, l'encoche et la rainure : une vie malgré tout s'y cherche et peut-être s'y trouve, à tâtons dans le noir. Et c'est bien ainsi que naissent les romans absolument indispensables.
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