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EAN : 9782377560141
384 pages
L'Ogre (23/08/2018)
3.5/5   24 notes
Résumé :
La Rouille est une histoire d’enfance, un roman d’apprentissage, du passage de l’âge de l’enfance à celui de l’adulte, mettant en scène un schéma universel, celui du refus de grandir et de passer par les rites de nos clans.

Nói vit dans une casse automobile avec son père, quelque part dans un pays post-soviétique cerné de misère ordinaire. Bientôt, il devra passer le « Kännöst », un rite initiatique brutal, mystérieux et inquiétant imposé ... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (8) Voir plus Ajouter une critique
Le roman d'Eric Richer, La Rouille, est une sorte de tragédie : spirale de mort, logique implacable d'un monde indifférent aux volontés humaines. Loin d'être le moyen d'une souveraineté de l'être humain, celles-ci, au contraire, semblent être essentiellement l'instrument par lequel ce monde se réalise – et les volontés ne sont pas des volontés, plutôt des « pulsions » dont la finalité est ce monde lui-même, son règne, l'ordre de son chaos.

A travers le récit et les personnages, il s'agirait pour l'auteur de faire exister ce monde, d'en réaliser l'extension. le livre d'Eric Richer n'est pas un miroir pour ce monde, sa représentation, il est ce monde lui-même, son existence ici, dans le livre, dans l'écriture. Pour son premier roman, Eric Richer est donc immédiatement présent dans la littérature. le livre ne dit pas autre chose que lui-même, n'est pas autre chose que sa propre écriture, réalisant sa propre existence et le dehors qu'elle inclut en soi, l'autre du livre que tout livre implique, infiniment plus large que le livre : forces, pulsions, processus vitaux et mortels, existences, régime de signes qui sont ceux d'un monde toujours écroulé et en construction – chaos. La Rouille serait d'abord un roman du chaos.

Eric Richer construit une poétique du fragmentaire, de l'indéterminé. A travers le roman, les informations sont vagues, esquissées plutôt qu'ordonnées en vue d'établir des identités, d'une reconnaissance toujours rassurante et mortifère. Tout existe à l'état de fragment. le lieu, le pays demeure indéterminé, même si les prénoms ou la présence d'immenses forêts peuvent évoquer la Scandinavie, le nord de l'Europe, ou peut-être une zone soviétique, mais sans précision particulière. le récit évoque un passé sans que celui-ci ne soit non plus précisé. La mère du jeune Nói est partie il y a longtemps mais on ne sait ni clairement pourquoi ni ce qu'elle est devenue. Les paysages en ruine, habités de carcasses de véhicules, de décharges, de restes d'engins de guerre semblent présenter les traces d'un passé violent, sans que celui-ci ne soit explicité. Et de même, le roman est traversé par l'évocation d'une sorte de rite étrange et violent (le Kännöst), auquel Nói est supposé devoir se soumettre, sans que rien de précis n'en soit dit ni clairement connu. le présent autant que le passé et le futur sont donc toujours saisis par l'intermédiaire de bribes, de discours vagues et elliptiques, troués, fragmentaires, et ce qui est vu des paysages, des zones urbaines, apparaît toujours sous la forme de zones abandonnées, de ruines, de lieux déconnectés.

Les choses, les êtres, les énoncés connotent un régime de signes caractérisé par l'indéterminé et le fragmentaire – un tel régime excluant la possibilité d'un monde clair, précis, fait d'identités évidentes, reconnaissables, fixes, manipulables. Les nombreux dialogues sont eux-mêmes très elliptiques, moins expression d'une communication qu'existence d'une errance, émergence de fragments vagues et aériens – à l'image des lieux géographiques qui semblent surtout des morceaux disjoints reliés à l'occasion de longs trajets telle la couture, la suture maladroite de ce monde en lambeaux. Dans le monde de ce roman, et dans l'écriture qui le fait être, tout est infixé, reste ou morceau d'autre chose qui n'existe plus au présent que comme trace, évocation ou invocation trouble, absence fantomatique. L'écriture d'Eric Richer est moins une écriture de la présence pleine qu'une écriture de la trace, du fragment, par laquelle des présences se lèvent mais comme, dans les rêves, apparaissent les spectres. Si La Rouille, par-delà le récit, renvoie à un passé, il s'agit d'un passé qui est celui de « notre » monde – et de la littérature qui l'accompagnait –, et qui ici, dans le livre, n'est plus. Revenant de sa propre disparition, de sa destruction, ce monde ancien, passé, flotte désormais dispersé, disséminé, dans l'espace nouveau de sa propre mort. Et le futur n'y existe que comme répétition du présent chaotique qu'il est déjà. Étrange éternité, étrange vie vivante et mortelle du chaos…

Nous sommes donc passés d'un monde cohérent, identitaire, reconnaissable, à un autre monde qui n'est plus simplement l'ensemble des restes de celui-là, mais qui donne à ces restes leur autonomie, libérant des fragments désormais irrémédiablement disjoints, incohérents, formant un nouvel ensemble, un nouveau tout, un nouveau monde en lui-même chaotique, à l'image de la vision stroboscopique qu'a du monde le jeune Nói : « Un tunnel de 3 kilomètres de long / une chèvre sur le toit d'un enclos / un rocher où est bombé libéré Stipe (…) / des oies dans un chemin / quelqu'un / brûle / quelque chose dans un bidon / une vache décharnée avec Sieg Heil tagué sur les côtes (…) ». Les fragments s'enchaînent sans cohésion, sans cohérence. Est-ce que quelqu'un brûle des oies dans un chemin ? Est-ce que quelqu'un brûle, dévoré par le feu ? Est-ce que quelqu'un brûle quelque chose – quoi ? – dans un bidon ? Ou bien ce « quelque chose » est-il simplement dans le bidon, sans être brûlé ? Les quatre à la fois en même temps que chaque possibilité à l'exclusion des autres puisque n'existent que des fragments flottants, reliés de manière vague, sans possibilité d'être réunis en un tout cohérent qui serait le sens ou la figure d'un monde reconnaissable, identifiable. le monde – et le langage, l'écriture de ce monde –, ici, est un monde de fragments, un tout mais ouvert, une totalité de fissures et de disjonctions dont la loi est celle de l'incohérence et du fragment. Tout ce qui le compose – les êtres, les choses, les signes, les énoncés – est soumis à cette loi.

Le jeune Nói, pourtant, semble ne pas vouloir s'y soumettre. Il est celui qui refuse ce monde, qui cherche à le fuir, qui en souffre, qui le perçoit d'un point de vue critique et qui, littéralement, le vomit. N'est-il pas la figure de la volonté dans son effort d'affirmation, tendant vers son autonomie ? N'est-il pas celui qui aspire à une forme de complétude, de réunion, dans la recherche de sa mère, par exemple, ou dans le désir et l'amour qu'il ressent pour une jeune fille ? Pourtant, s'il cherche à fuir ce monde, il le fait par des moyens qui rendent possible à ce monde de se réaliser encore et toujours – paraissant de toute façon condamné à échouer, dans l'impossibilité de pouvoir s'extraire de ce qui existe ici.

Vivant avec son père au milieu de voitures abandonnées, accidentées, plus ou moins détruites, ses moyens de fuite résident dans l'espoir de retrouver sa mère ou dans celui d'échapper au rite effrayant du Kännöst, d'aimer une jeune fille, dans sa relation avec son oncle. Mais le moyen principal de sa fuite est de se défoncer avec ce qu'il trouve et surtout en sniffant du trichloréthylène. Les visions que lui procure le solvant se cristallisent dans la présence d'un requin étrange et silencieux, flottant dans les airs. Ses visions, et l'état plus ou moins hallucinatoire qui accompagne Nói, doublent le réel d'un autre monde imaginaire, fantasmatique, peuplé d'images étranges, sans signification précise, et de l'étrange présence du requin. Avec le trichlo, la déconnexion du personnage d'avec le monde s'accentue, et ce que son esprit produit ajoute du chaos au chaos, de l'incohérence à l'incohérence. Les images mentales hallucinées du jeune homme désarticulent davantage le réel et ne s'y intègrent pas comme un morceau qui prendrait sa place dans un tout – au contraire. Nói est un être fragmentaire, constitué de fragments – son histoire, son passé, son futur, son psychisme –, percevant le monde comme fragments déconnectés, faisant proliférer la fragmentation du monde, n'éprouvant finalement dans son rapport aux autres – malgré sa volonté de rapprochement – que l'écart et la disjonction. S'il échoue dans sa volonté, c'est que celle-ci est habitée d'une force plus grande, d'un désir plus puissant qui la soumet à l'ordre du monde qui est un ordre qui décompose, qui défait, disjoint, fragmente, un ordre mortel qui est la vie du chaos.

Le titre du livre fait signe vers cette vie paradoxale. La rouille est moins une chose qu'un processus de contamination et de destruction, qui défait, sépare, désagrège, qui anime l'inanimé d'une vie qui le tue. La rouille est un processus de mort, la vie de la mort. C'est cette vie qui anime le monde créé ici par Eric Richer. Cette vie contamine et définit tout ce qui constitue ce monde : les êtres, le langage, les choses, le temps, les esprits. Et ce monde rouillé – non en arrêt mais animé par ce qui le ronge, comme dans le célèbre Une charogne, de Baudelaire – n'est rien d'autre qu'un processus de mort, de chaos, par lequel se répètent inexorablement la mort, la destruction, par lequel se mettent à vivre les fragments qui sont ce monde, par lequel se lèvent les fantômes qui le peuplent. le monde de la Rouille est d'abord ce monde, comme une sorte de nature où insistent la vie de pulsions qui sont des pulsions de mort, la pulsion d'une destruction généralisée, d'une apocalypse en cours. D'où la référence constante, dans le livre, aux déchets, carcasses, restes, ruines, à la violence, à la séparation, aux distances de toutes sortes. D'où aussi, peut-être, la présence récurrente de la fumée, du sang, du feu, des humeurs, de la poussière, de la boue – comme signes d'une désagrégation générale mais surtout d'un état non formé du monde, d'une nature « désagrégeante » à l'oeuvre. D'où aussi, sans doute, la présence constante du monde animal, des animaux mais aussi d'une animalisation du monde, des êtres, des choses qui sont le plus souvent surnommés ou nommés en référence aux animaux ou qui en portent les attributs – comme la présence partout et dans tout d'une nature primordiale, pulsionnelle, vivante et mortelle. C'est cette nature qui dans ce roman traverse et définit tout, et dont la présence rapproche effectivement le livre d'Eric Richer de toute une littérature nordique, scandinave, russe – littérature vers laquelle ce livre, par les lieux et noms qu'il contient, semble faire signe.

Cette nature, on peut l'appeler « mort » ou « mal ».

Nature que l'on peut aussi appeler « chaos », vie vivante du chaos.
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Tout d'abord « La Rouille » d'Eric Richer (2018, L'Ogre, 372 p.). C'est le premier roman de l'auteur, né à Avignon en 1971 et élevé avec 7 chiens. Cinéma, projectionniste, voyages. Retour et écriture.

Le roman se passe dans une campagne, peut être finlandaise, au vu de certains noms, ou de Lars, le voisin suédois, des véhicules ou des festivités musicales. Peut-être aussi en Russie post-communiste, en tous cas pas très loin de la ville d'Ilyviesk, improbable, tout comme Timpeli ou Jälakoski, autres villes proches. le décor. Une casse de voitures où vit le jeune Nôi Hakkarl, avec Terje, son père et Zelj, son grand père brutal. La mère est partie peu après la naissance de Nôi, pour où, pour quoi ? Pas très loin, il a la ferme des Tarert, avec Lari et Vladek « black métalleux notoire », leur mère Venla et surtout la fille Roxanne, nymphomane un peu plus jeune que Nôi. Voilà pour les personnages. Encore faut-il y ajouter l'onc le Otto, ancien militaire, qui sert un peu de référence pour Nôi. Surtout il y a Minttu Loinen (Mute), qui est muette et communique via l'écran de son portable. En vacances dans la région, c'est la seule personne pour qui Nôi a un peu d'amour, et il en a tant besoin. Et puis il y a Lupus, le chien-loup de Nôi, avec qui il a grandi. le premier chapitre s'ouvre sur sa mort, abattu par le grand-père. Mais son ombre flotte sur tout le roman. Et il y a « Black Shark », le requin noir, fidèle animal de compagnie des longues et nombreuses défonces au trichlo ou aux détergents. « le garçon tient son requin noir au bout d'une corde, comme un ballon gonflé à l'hélium. L'observe évoluer au-dessus de sa tête. La nageoire caudale filandreuse laisse des traînées d'encre de Chine dans le ciel bleu. C'est la plus belle chose qu'il ait jamais vue ». le squale réagit presque comme un humain, selon l'humeur de Nôi. « le requin noir va dans son coin, au-dessus de la plage arrière, comme s'il avait honte de sa non-consistance ». le trio infernal qui règle la vie de Nôi sur la zone.… « le trichlo, qui fait de lui le roi de cette casse auto, qu'il respire à même le bidon aujourd'hui car c'est l'anniversaire de la mort de son chien et qu'ils comptent bien l'honorer, lui et le requin ».
Au vu de cette brève présentation, on se dit que le reste ne va pas être très rose. le cadre on l'a vu, c'est essentiellement la casse automobile dans laquelle Nôi démonte tout ce qui peut encore se vendre. Rares sorties avec « le Grizzly », un quad Yamaha de 700 cc, 300 kilos et capable d'atteindre 100 km/h. « La livrée camouflée style tank Batmobile radical, le bumper à l'avant genre pare-buffle de 4×4, les crampons de la taille de ses poings, et le son, le son du moteur, [… avec] un pot de compétition Yoshimura ».
La suite, cela va être le « Kännöst », rite d'initiation au cours duquel les garçons doivent tuer un « gulo », bestiole mi-chien, mi-ours, puis « équarrir, dépecer, boire du sang ». Pour les filles, ce sera à l'occasion de leurs premières règles, lorsqu'elles seront tondues.
Bref, une vie d'un gamin, (parcours initiatique ?) dans une ambiance plutôt glauque. Avec cependant quelques fulgurances comme cette scène où Roxanne en petite culotte apostrophe une vigile et son chien, ou encore cette attaque au paint-ball de messieurs qui se donnent (avec mal) à quelques sucoteries. Pour un premier roman, il est vrai, c'est une réussite, mais je ne sais si je repiquerai au jeu.

Le titre précédent m'a fait penser au roman de Philip Meyer « American Rust », traduit plus tard en « Un Arrière-Goût de Rouille » (2010, Denoèl, 544 p.). je l'avais remarqué car sélectionné par « The New Yorker » (7 janvier 2010) dans les « 20 under 40 » (http://www.newyorker.com/fiction/20-under-40/writers-q-and-a ). Donc des auteurs jeunes, moins de 40 ans. Cette liste ne comprend malheureusement pas de français, et compte bien sûr une majorité d'auteurs américains, ou vivant (mais pas forcément) aux USA. Depuis certains ont émergé, ou explosé tels Chimamanda Ngozi Adichie, ou Jonathan Safran Foer, Gary Shteyngart. D'autres se sont maintenus comme.Daniel Alarcón, Dinaw Mengestu, Philipp Meyer, Téa Obreht, D'autres enfin ont sombré, je pense à Nicole Krauss,,qui ne m'a jamais impressionné, si ce n'est d'être à l'époque la femme de Jonathan Safran Foer, et de vivre à Brooklyn.
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N'épargnant ni ses personnages ni son lecteur, « La Rouille » est un roman brutal et acide, noir et trivial. Un horizon de métal dans une nuit que peine à chasser le jour.

La rouille ronge les les choses et les âmes, les rêves et les sentiments.

Entre traditions infâmes et ennuis, usant de détergeant pour fuir la réalité, Noï grandit tel un pied de vigne sans soin, malingre et tortueux dans ce coin du monde abandonné, confetti déconfis de l'ex URSS, entre casse auto familiale et forêt menaçante, un père à l'ouest et des « amis » dangereux.

La première phrase du roman donne le ton, une ambiance qui ne lâchera pas le lecteur : « le chien mordait le bitume. »

une tension permanente habite ses pages pleines de violence, entre chamanisme et musique métal. Un monde exclusivement masculin où les démonstrations de virilité sont un langage à part entière, vrombissement des moteurs et retransmissions aléatoires de combats MMA sur internet. L'identité masculine dans ce qu'elle a de plus pathétique.

Tout comme ce passage à l'age adulte matérialisé par un rite sauvage qui plane sur le livre menaçant, jusqu'à son accomplissement brutal.

La défonce, la musique, les rancoeurs, les fluides qui giclent tout au long de ce livre hallucinant, enferme Noï, l'asphyxie.

Le rythme est obsédant et hypnotique, l'écriture est crue et d'une poésie noire et incantatoire. Un livre poignant où la violence rode, où l'espoir et les bons sentiments n'ont plus court.

Eric Richer réussi là un splendide et impressionnant premier roman, à la langue âpre et rugueuse. Une magnifique réussite.
Lien : https://bonnesfeuillesetmauv..
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Entrez dans un univers déjanté, déconstruit, dérangé et pourtant tout à fait "normal". Les ados se shootent au trichlo planqué dans une bagnole de casse, pilotent un quad tout en causant à un requin gonflable. Et pourquoi ? le spectre familial masculin a flingué son chien, puis le prépare à un rite de passage aussi obscure qu'angoissant. Si vous avez du mal avec ce genre d'univers, écoutez du doom ça pourra vous aider à entrer dans l'ambiance. Bien lourd, bien sombre, bien gras. Et pourtant dans une écriture toute en finesse. Un auteur à suivre.
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Un roman intense et dérangeant sur un jeune adolescent perturbé. Noi s'élève presque tout seul dans une casse sous la férule de son grand-père, un individu peu recommandable, violent et autoritaire. Il s'évade en sniffant des produits chimiques. le roman est tenu par une langue tranchante et acide qui suit les affects de l'ado. L'âpreté du texte ne faiblit pas, il n'y a pas de pause dans cette histoire terrifiante. Un livre sans concession.
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Citations et extraits (15) Voir plus Ajouter une citation
Le chien mordait le bitume.

Il écumait.

La bave sinuait entre les billes de grésil, qu’il balaya de ses pattes avant. L’arrière-train tenta vainement de se relever, par à-coups, bipède autonome fuyant l’amok en train de gangrener le reste du corps, affalé sur le côté.

–  Lupus ! Lupus ! cria Nói en s’approchant. Viens là, viens ! Viens manger…

Les mots avaient fusé comme ça, sans réflexion aucune, pour entrevoir une étincelle de raison dans les yeux de l’animal. Le garçon ne vit que le blanc laiteux des globes révulsés.

Les canines rayaient l’asphalte. Museau mousseux, cramoisi.

Nói enjamba le chien par l’arrière pour ne pas se faire mordre. Des larmes de givre désagrégé collaient à son visage. Des filets de bile balafraient le bas de son pyjama et ses pieds nus.

–  Papa ! Papa ! appela le garçon, quand il aperçut le grand-père claudiquer sous le cône pâle de l’ampoule du garage.

Zelj s’avança vers l’animal. Le laissa s’arc-bouter contre ses jambes, s’accroupit, et le saisit sous la gueule par la peau flasque du cou pour le retourner face à lui. Le vieil homme fixa le chien, longuement, comme s’il sondait la conscience de l’animal au travers des pupilles. Il donnait l’impression de scruter un miroir, à quelques centimètres de la truffe en sang. Lupus envoya les crocs, mais la mâchoire claqua dans le vide. Le vieux resserra sa prise, souleva le chien du sol et le tira le long du hangar.

–  Qu’est-ce qu’il a ? fit Nói sans reconnaître sa voix, altérée par la mue, les spasmes et les pleurs. Il est empoisonné ?

–  Il est foutu, dit Zelj.

Bruits de pas. Terje arrivait, suivi de Lars, le larbin du vieux, qui dérapa dans une flaque de merde liquéfiée. L’animal se vidait de toutes parts.

–  Faut l’emmener chez le véto, ’pa, faut l’emmener ! implorait le garçon.

–  Écarte le môme, Terje, et toi va m’chercher le fusil dans la voiture, ordonna le vieil homme.

Lars s’exécuta tandis que Nói, hystérique, battait l’air vif de ses jambes, ceinturé par son père.

–  Lupus ! Lupus, viens mon chien, viens ! Allez ! cria le garçon à l’animal rampant qui tremblait de tous ses membres, langue sortie. Lâche-moi, ’pa, lâche-moi ! Il a pas le droit de faire ça ! Il a pas le droit !

–  C’est son chien, Nói…

–  Tu parles ! C’est des conneries tout ça, dit le garçon en se balançant de tous côtés pour se dégager.

Son poing droit cogna la tempe de son père qui ignora le coup.

–  Le laisse pas faire, s’il te… Toi, barre-toi, barre-toi, connard ! gueula-t-il au larbin qui revenait avec un fusil de chasse noir.

Noir comme le chien fou. Lars tendit le Baikal au grand-père du garçon.

–  Salaud ! Enculé ! cracha Nói.

Terje riva son fils sur son épaule et remonta la cour tant bien que mal vers la maison, quand la tempête de 45 kilos sur son dos cessa subitement. Le garçon regardait Zelj plaquer le crâne du chien sur le sol avec le canon. D’un coup de reins, Nói se libéra, tombant tête la première du haut du 1,95 mètre de son père. Privé de souffle, la joue piquée de graviers, il sentit Terje lui agripper la cheville quand le coup de feu claqua.

Choc sonore, vision fugace du chien sans tête. Fréquence sourde dans les tympans, mutante, crissante… Black-out.

Son front heurta le goudron. L’impact lui fit l’effet d’une claque. Il rouvrit les yeux, repartit à quatre pattes vers la cour et dégueula sur des morceaux de poils et de chair indistincts, éparpillés au milieu de cristaux de glace. Haut-le-cœur, acides. Nói vomissait ses tripes, ce lieu, ces hommes et leur soleil insomniaque.

Image du chien, impatient, excité, bondissant, chopant au vol les premiers flocons, au ralenti, comme du coton.

« C’est c’te pluie qui l’a rendu fou, murmura le garçon, c’te foutue pluie de tessons…  »

Juillet.

La nuit avait démissionné, le ciel pissait du verre pilé.

Lupus allait sur ses 13 ans.

L’âge de Nói.

Le garçon tient son requin noir au bout d’une corde, comme un ballon gonflé à l’hélium. L’observe évoluer au-dessus de sa tête. La nageoire caudale filandreuse laisse des traînées d’encre de Chine dans le ciel bleu. C’est la plus belle chose qu’il ait jamais vue.

Le squale bifurque, et les éclaboussures projetées dans son sillage lui rappellent ce peintre que son oncle adore. Pollack, Paulock, un truc comme ça. Nói reçoit une goutte sur le pied. Il se penche, constate qu’elle n’est pas noire mais rouge sang. Réalise qu’il renifle depuis un moment, tant ses cloisons nasales sont bouffées par le trichloréthylène.

Le trichlo, qui fait de lui le roi de cette casse auto, qu’il respire à même le bidon aujourd’hui car c’est l’anniversaire de la mort de son chien et qu’ils comptent bien l’honorer, lui et le requin. Le trichlo qui va l’aider à supporter le

vieux pourri, bientôt de retour pour sa partie de chasse de merde…

Juillet à nouveau. Moustiques et parasites reviennent. Comme chaque année.

Le garçon renâcle, éponge son nez avec le chiffon imbibé, remarque que Black Shark se dilue. Ses pensées s’assombrissent, la descente est proche, il faut rentrer. Rentrer dans le 4x4 qui lui sert de planque, son « nid » comme l’appelle l’oncle Otto, pour ne pas risquer de tomber de haut.

Nói s’assoit sur le toit de la Saab 900, cinquième et dernière épave de la colonne de carcasses, la reine comme ils l’appellent, couronne de la pile, allée H, rangée 7. Les vertiges sont indissociables des trips au solvant, aussi le garçon se montre patient, s’allonge au cas où son père viendrait par là, et avale deux comprimés de Paracétamol 1000 à sec pour parer aux migraines qui n’allaient pas tarder. Il essuie son nez qui ne saigne plus puis décide de se laisser glisser dans son repaire, par la fenêtre passager du tout-terrain japonais, juste en dessous. Black Shark, réticent, tire sur sa laisse de fortune. Nói l’aide à passer le rebord de la portière, puis le lâche dans l’habitacle. Ses ailerons s’estompent. Le requin noir va dans son coin, au-dessus de la plage arrière, comme s’il avait honte de sa non-consistance. Le garçon comprend que Black Shark souhaite rester seul pour disparaître, alors il se retourne et le laisse se dissoudre tranquillement.

Nói se cale dans le siège incliné, ferme les yeux. Le Nissan tangue doucement. Une fraction de seconde, le garçon se dit que la tour de véhicules va s’effondrer. Il se fait toujours avoir par les effets secondaires. Il veut dormir maintenant, le plus vite possible, pour que l’envie de vomir reflue, que les fourmis dans ses mains se barrent. Le trichlo, vif, électrisant au décollage, cruel et patient en redescente. Nói venait de passer une demi-heure avec son squale. Record battu. Il faudra le double de temps pour se remettre d’aplomb. Pour avoir l’air à peu près normal, aux yeux du monde, et conduire le quad sans danger.


La mer de tôles est calmée quand il rouvre les yeux dans son sanctuaire. Sur le capot du Nissan, un passereau jaune et vert chante dans le vide.

Le garçon avait désossé les trois quarts des carcasses de l’allée H sans aucune pitié (50 % du prix de revente des pièces dans sa poche), mais craqué pour le vieux 4x4 japonais. L’intérieur du tout-terrain n’avait pas trop souffert lors de l’accident. Compteurs, volant, comodo, rétroviseur, ceintures, prétensionneurs, leviers de boîte, système audio, pare-brise, vitres, moteurs des vitres, il avait tout démonté, sauf les sièges, comme neufs mis à part quelques traces de sang côté conducteur, le placage imitation bois et le porte-gobelet escamotable. Malgré son toit semi-écrasé, entre la banquette arrière et le vaste coffre, le 4x4 aurait pu accueillir au moins cinq personnes, même si personne d’autre que lui n’avait jamais gravi ce donjon de fer aplati, si ce n’est son oncle, une fois.

Quelques robots et figurines qui puaient le plastique décoraient ce qui restait du tableau de bord. Le plafond du véhicule était tapissé de posters de magazines pour adultes « empruntés » à son père qui puaient le latex ; dans son refuge, Nói ne se masturbait qu’avec des préservatifs récupérés aux sorties de concert. Des BD traînaient çà et là sur le plancher, des trucs de SF d’Otto, au milieu de dizaines de pipettes vides de sérum phy, pour ses narines gercées. La boîte à gants béante abritait une tablette Samsung fissurée et son plus beau trophée, une baguette Vic Firth rongée par le tom basse du batteur de Year Of No Light, attrapée au vol à la fin du festival sludge post-doom d’Ilyviesk. Il y avait aussi trois photos étalées devant les compteurs vides.

La première montrait le garçon à 2 ans, hilare, assis sur le réservoir d’une moto de cross, tenant fermement le guidon. Derrière lui son père veille, les mains en avant, prêt à bondir en cas de chute. Terje regarde l’objectif et sourit, clope au bec, insouciant, la trentaine. La deuxième, c’était son oncle Otto à 21 ans, dans son treillis de l’armée, le dernier jour des classes, s’appuyant sur l’épaule d’un copain coupé par le cadrage. Le paquetage sur son dos fait de lui un escargot géant.

La troisième photo était plus récente, imprimée via le PC de la casse. C’était Lupus, en train de lécher la figure de Nói, enfant, rentrant de l’école. Les deux sont debout, de la même taille, dans les bras-pattes l’un de l’autre. Et puis il y avait la photo cachée.

Côté conducteur, dans le compartiment sous la planche de bord, une boîte en bois aux arêtes coupantes, avec une étiquette rouge indiquant « Korean Ginseng Tea ». À l’intérieur, pas de sachets mais un vieux cliché, épais, carré, cadré de blanc. On y voyait deux femmes, l’une très âgée, l’autre beaucoup moins. Elles posent en costumes traditionnels dans une forêt, dignes, sérieuses mais souriantes, les joues rouges. La vieille dame, Nói ne l’a jamais connue. L’autre, si, mais il ne s’en souvient pas. C’est sa mère, Eliina.

Le garçon considérait la boîte de thé
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Le chien mordait le bitume.
Il écumait.
La bave sinuait entre les billes de grésil, qu’il balaya de ses pattes avant. L’arrière-train tenta vainement de se relever par à-coups, bipède autonome fuyant l’amok en train de gangrener le reste du corps, affalé sur le côté.
– Lupus ! Lupus ! cria Nói en s’approchant. Viens là, viens ! Viens manger…
Les mots avaient fusé comme ça, sans réflexion aucune, pour entrevoir une étincelle de raison dans les yeux de l’animal. Le garçon ne vit que le blanc laiteux des globes révulsés.
Les canines rayaient l’asphalte. Museau mousseux, cramoisi.
Nói enjamba le chien par l’arrière pour ne pas de faire mordre. Des larmes de givre désagrégé collaient à son visage. Des filets de bile balafraient le bas de son pyjama et ses pieds nus. – Papa ! Papa ! appela le garçon, quand il aperçut le grand-père claudiquer sous le cône pâle de l’ampoule du garage.
Zelj s’avança vers l’animal. Le laissa s’arc-bouter contre ses jambes, s’accroupit et le saisit sous la gueule par la peau flasque du cou pour le retourner face à lui. Le vieil homme fixa le chien, longuement, comme s’il sondait la conscience de l’animal au travers des pupilles. Il donnait l’impression de scruter un miroir, à quelques centimètres de la truffe en sang. Lupus envoya les crocs, mais la mâchoire claqua dans le vide. le vieux resserra sa prise, souleva le chien du sol et le tira le long du hangar.
– Qu’est-ce qu’il a ? fit Nói sans reconnaître sa voix, altérée par la mue, les spasmes et les pleurs. Il est empoisonné ?
– Il est foutu, dit Zelj.
Bruits de pas. Terje arrivait, suivi de Lars, le larbin du vieux, qui dérapa dans une flaque de merde liquéfiée. L’animal se vidait de toutes parts.
– Faut l’emmener chez le véto, ‘pa, faut l’emmener ! implorait le garçon.
– Écarte le môme, Terje, et toi va m’chercher le fusil dans la voiture, ordonna le vieil homme.
Lars s’exécuta tandis que Nói, hystérique, battait l’air vif de ses jambes, ceinturé par son père.
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Nói s’assoit sur le toit de la Saab 900, cinquième et dernière épave de la colonne de carcasses, la reine comme ils l’appellent, couronne de la pile, allée H, rangée 7. Les vertiges sont indissociables des trips au solvant, aussi le garçon se montre patient, s’allonge au cas où son père viendrait par là, et avale deux comprimés de paracétamol 1000 à sec pour parer aux migraines qui n’allaient pas tarder. Il essuie son nez qui ne saigne plus puis décide de se laisser glisser dans son repaire, par la fenêtre passager du tout-terrain japonais, juste en dessous. Black Shark, réticent, tire sur sa laisse de fortune. Nói l’aide à passer le rebord de la portière, puis le lâche dans l’habitacle. Ses ailerons s’estompent. Le requin noir va dans son coin, au-dessus de la plage arrière, comme s’il avait honte de sa non-consistance. Le garçon comprend que Black Shark souhaite rester seul pour disparaître, alors il se retourne et le laisse se dissoudre tranquillement.
Nói se cale dans le siège incliné, ferme les yeux. Le Nissan tangue doucement. Une fraction de seconde, le garçon se dit que la tour de véhicules va s’effondrer. Il se fait toujours avoir par les effets secondaires. Il veut dormir maintenant, le plus vite possible, pour que l’envie de vomir reflue, que les fourmis dans ses mains se barrent. Le trichlo, vif, électrisant au décollage, cruel et patient en redescente. Nói venait de passer une demi-haure avec son squale. Record battu. Il faudra le double de temps pour se remettre d’aplomb. Pour avoir l’air à peu près normal, aux yeux du monde, et conduire le quad sans danger.
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Il martelait le sol comme s’il faisait le double de son poids. Les bottes en caoutchouc luisaient de la rosée fracassée sur son passage. Il respirait fort. Le fardeau sur ses épaules l’accablait, pressant son corps vers la terre. Il regardait la tourbe détrempée filer sous ses pieds depuis une éternité. Une sangle passée autour de sa taille retenait l’outil pointu. Le long manche de bois entravait régulièrement sa foulée, le forçant à s’arrêter. De la fumée s’échappait de son crâne, du combat que sa peau bouillante livrait à l’air froid du dehors. Les premiers rayons affleurèrent des collines. Ils teintèrent la vapeur de son souffle. L’arbre était en vue. Minuscule, mais en vue. Bientôt, il serait libéré de ce poids mort. Libéré de l’animal qu’il charriait sur son dos.
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Il y a quelques jours, leur école avait organisé une journée de « sensibilisation aux méfaits de l’alcool et autres dangers de l’usage de produits stupéfiants ». En fin de compte,
ça s’était avéré pas mal instructif, notamment sur les pratiques de sniffing de solvant, matière dans laquelle Lari avait quelques lacunes. L’alcool, ça allait. Le bagging aussi, même s’il n’était pas trop fan de l’ambiance favela de la colle en sac plastique. Il avait essayé le poppers, un coup, avec sa sœur. Lui avait détesté. Trop court, trop chaud, trop… relaxant, et puis c’était un truc de pédales. Mais les descriptions faites par la prof des états sous substance toxique (désinhibition quasi instantanée, picotement des membres, hallucinations, coma, etc.) l’avaient fait se ruer au rayon quincaillerie du Citymarket d’Ilyviesk après l’école, où il s’était vu conseiller un substitut de trichloréthylène moins nocif, légal, et tout aussi efficace question dégraissage.
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