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Les Thibault, coffret 3 volumes ... tome 1 sur 1
EAN : 9782070304547
2376 pages
Gallimard (01/09/2003)
4.6/5   58 notes
Résumé :

LES THIBAULT, TOME 1 À travers les destins de Jacques Thibault, idéaliste et révolté, et d'Antoine, sérieux, conservateur, deux frères que tout oppose, Roger Martin du Gard nous entraîne dans une vaste fresque sociale et historique. Dans une famille déchirée par l'autorité d'un père égoïste et brutal, le jeune Jacques vit une amitié passionnée avec Daniel de Fontanin ; la déco... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (7) Voir plus Ajouter une critique
Le cahier gris
Scandale chez les Thibault : le cadet, Jacques, s'est enfui avec son ami, le jeune Daniel de Fontanin, de famille protestante. Les deux enfants correspondaient secrètement dans un cahier gris qui recevait leurs confidences exaltées et leurs serments passionnés. Découverts et menacés de renvoi de l'institution, les garçons ont fui vers Marseille, persuadés de pouvoir embarquer pour l'Afrique. Mais Thibault père n'est pas homme à se laisser ridiculiser par un enfant. « Non qu'il fut incapable d'aimer Jacques : il eût suffit que le petit lui procurât quelque satisfaction d'orgueil pour éveiller sa tendresse ; mais les extravagances et les écarts de Jacques l'atteignaient toujours au point le plus sensible, dans son amour-propre. » (p. 13)
Pendant ce temps, chez les Fontanin, l'angoisse est plus violente. Jenny, la jeune soeur de Daniel, en est tombée malade et Thérèse, la mère, chancelle de douleur et d'inquiétude. La situation est d'autant plus critique que Jérôme de Fontanin déserte le ménage et laisse la maison sans ressources.
Les deux enfants vivent cette escapade avec fierté, déterminés à en remontrer à leurs parents, à prouver leur valeur. Surtout Jacques, si sensible et si plein de volonté farouche. le jeune garçon est pénétré de poésie et ne supporte pas l'écrasant joug que fait peser Oscar Thibault sur tous les siens. Jacques est un coeur sauvage, une âme avide de reconnaissance. « Depuis mes jeunes années, j'avais besoin de vider ces bouillonnements de mon coeur dans le coeur de quelqu'un qui me comprenne en tout. » (p. 53)
Dans cette première partie, on découvre les contours des familles Thibault et Fontanin. On pressent que le discret frère aîné, Antoine, prendra de l'importance et que les relations esquissées ne resteront pas lettre morte. En ce début de 20e siècle, la grande bourgeoisie catholique parisienne est plus que jamais pénétrée de son importance et persuadée de son pouvoir.

Le pénitencier
Pour punir Jacques de sa fugue, Oscar Thibault a envoyé l'enfant dans la colonie pénitentiaire de Crouy, fondation qu'il finance et dont il tire une fierté sans borne. le patriarche est intraitable avec son cadet : « Il s'agit de broyer sa volonté. » (p. 110) C'est chose faite et c'est avec horreur qu'Antoine découvre dans quelles conditions vit son jeune frère. Mais l'enfant est résigné : « Papa m'aime, au fond, il serait malheureux. Ce n'est pas sa faute s'il ne comprend pas les choses comme nous. » (p. 143) Décidé à le tirer de ce bagne pour enfants, et alors qu'il prépare les concours des hôpitaux de Paris, Antoine propose de prendre Jacques chez lui et de s'occuper de son éducation.
Il manque aussi à Jacques de retrouver son ami, le jeune Daniel de Fontanin. Cette amitié-là est trempée dans une matière qui résiste aux séparations et aux violences du monde. Les deux garçons ont reconnu en l'autre une âme soeur, un être d'exception qui lui correspondait en tout point. Mais l'exaltation de la prime jeune se passe. Alors, que reste-t-il du lien forgé dans le secret et la bravade ?
Cette partie présente Antoine, un personnage qui me plaît vraiment. le jeune médecin pour enfants est plein d'ambition et de rêves de réussite. Il s'oppose fermement à l'autorité paternelle pour offrir à son petit frère la seule chose dont celui-ci a vraiment besoin, la liberté. Se noue alors une belle et vraie relation entre l'aîné et le cadet de la famille Thibault.

La belle saison
Voilà l'été. Jacques a maintenant 20 ans. Avant de partir pour Maisons-Laffitte rejoindre son père et Gise, la nièce de la gouvernante qui l'a élevé, Jacques apprend qu'il est reçu à Normale. Quelle fierté se sera de se présenter devant Thibault père et d'exhiber cette réussite ! le cadet de la famille Thibault cherche encore et toujours à prouver sa valeur à son père et aux autres. « Suis-je encore un enfant ? Ou bien suis-je un homme ? » (p. 356) Mais l'excitation fébrile de la nouvelle finit par retomber et l'été, brûlant, exacerbe les sentiments de chacun.
Alors que Thérèse de Fontanin n'en finit pas de souffrir à cause de son infidèle époux qui lui fait traverser l'Europe et subir les pires humiliations, Jacques et Jenny, devenue jeune fille, se découvrent un singulier intérêt l'un pour l'autre. « Que de fois déjà, elle avait eu de Jacques cette vision d'un être inquiétant, presque dangereux ! Elle dut pourtant s'avouer qu'il ne l'effrayait plus. » (p. 415) Que se passe-t-il alors sous la lumière de la lune, quand l'astre dessine sur les murailles des ombres timides ?
À Paris, Antoine découvre la volupté auprès de Rachel, superbe jeune femme au tempérament passionné. « Je suis complètement libre et ne me cache jamais de rien. » (p. 339) Ainsi parle la belle amante du docteur, parfaitement émancipée et sans fausse pudeur. « Je n'ai rien de ce qu'il faut pour faire une amie fidèle, une maîtresse de tout repos. J'aime à me passer tous mes caprices. » (p. 348) Parfaitement émancipée ? Antoine le découvrira à ses dépends.
Les choses s'amplifient dans la dernière partie de ce premier tome. Au sein d'un été languide, les choses se tendent comme un arc et la flèche blesse. de l'oisiveté naît l'exaspération et, enfin, l'action. Les deux frères sont maintenant adultes et suivent des chemins plus torturés qu'auparavant, mais les coeurs sont toujours aussi exaltés. Jacques est en proie à de terribles réflexions sur la vie et la mort et il échoue à les apaiser dans des vers maladroits. de loin et comme éternelle, l'ombre tutélaire et sévère d'Oscar Thibault ne cesse de planer et d'affirmer son emprise.

La consultation
Pendant une journée, le lecteur s'attache au pas d'Antoine, maintenant médecin bien établi et doté d'une nombreuse clientèle. Passionné par son travail et heureux de ne jamais manquer d'ouvrage, Antoine est un célibataire heureux. « Quel beau métier tout de même. » (p. 76) Auprès de professeurs et de collègues, l'aîné des Thibault aiguise ses connaissances et approfondit ses réflexions sur le pouvoir du médecin et ses responsabilités vis-à-vis des patients.
Mais Oscar Thibault est gravement malade et voilà trois ans que Jacques a disparu. Personne ne sait s'il est mort ou vivant. En outre, nous sommes en 1913 et déjà se dessinent les premières craintes d'un conflit européen. Dans cette courte partie, le drame se noue, l'angoisse est palpable. La suite ne sera que terrible. le ton du récit a changé, modernisé à mesure que le monde s'approprie les nouvelles découvertes et les dernières inventions.

La Sorellina
Oscar Thibault est au plus mal : il se meurt d'une maladie des reins. Mais Antoine entretient le mensonge et lui promet la guérison. le fils aîné cherche surtout à gagner du temps pour retrouver Jacques. Désormais, il en a la certitude, son frère est vivant. « Au fond, que Jacques fût vivant ne le surprenait guère : jamais il n'avait eu, lui, aucune raison de supposer un suicide. » (p. 145) Pourquoi est-il parti ? Pourquoi n'a-t-il rien dit pendant trois ans ? le mystère s'élucide enfin.
Jacques a publié une nouvelle dans une revue suisse, c'est ainsi qu'Antoine a retrouvé sa trace. le texte est troublant : Antoine croit y lire le récit des jours qui ont précédé le départ de son frère. Que faut-il croire de cette nouvelle ? Faut-il prêter foi aux romances coupables qui se sont jouées sous les feuillages de Maisons-Laffitte ? Retrouvé, Jacques ne dément pas vraiment, pas tout. « Depuis qu'il avait donné une existence d'art à ce passé, il croyait l'avoir détaché de soi. » (p. 200) La Sorellina, c'est le récit des errements du coeur d'un jeune homme, celui de l'opposition au père et celui de la plus grande des décisions.
Avec ce récit enchâssé, Roger Martin du Gard donne une nouvelle dimension au personnage de Jacques : enfin, l'écrivain est révélé. L'homme est toujours torturé, plus que jamais. Plus que jamais, Jacques se débat pour affirmer son identité, loin des Thibault. Toutefois, si la sensibilité écorchée du cadet est touchante, je préfère la résolution ferme de l'aîné qui, sans manquer à ses devoirs familiaux et sociaux, suit un chemin qui n'appartient qu'à lui. Il n'est pas en marge, mais il ne se conforme pas complètement à ce que l'on attend de lui. La révolte de Jacques est sans équivoque, brutale et bruyante. Celle d'Antoine, sans être sournoise ou insidieuse, est plus subtile : l'homme atteint ses buts sans violence. En somme, Antoine est un nouvel Oscar Thibault, la fureur et la foi en moins. Il sera un homme de bien selon les codes du nouveau monde qui s'installe.

La mort du père
L'agonie d'Oscar Thibault est longue et douloureuse. Pour ce mourant, le plus pénible est d'avoir enfin compris qu'on lui cachait son état. À l'heure de la mort et alors que la terreur s'empare de lui, le vieil homme ne voit même pas Jacques à son chevet, ni Gise, revenue exprès de Londres. Antoine est impuissant face à l'inéluctable. Que faire pour soulager ce vieil homme déchu puisqu'il ne peut pas le sauver ? « C'est la première fois depuis vingt ans qu'il a envie d'embrasser son père. » (p. 314) Cette tendresse ultime qui s'empare de lui est la preuve qu'Oscar Thibault ne sera bientôt plus. Voilà, l'horloge est arrêtée. Oscar Thibault est mort. Cette simple idée est étrange. Comment croire que le patriarche n'est plus ? « Associer à l'image paternelle l'idée pourtant quotidienne de cadavre, c'était quelque chose de nouveau, de déroutant. » (p. 321)
Autre fait étrange, c'est le testament d'Oscar Thibault : l'homme est généreux envers tous, proches, domestiques, oeuvres sociales. Antoine, face aux dernières dispositions de son père, est confus. « Qu'ai-je connu de lui ? […] Une fonction, la fonction paternelle : un gouvernement de droit divin qu'il a exercé sur moi, sur nous, trente ans de suite, avec conscience d'ailleurs : bourru et dur, mais pour le bon motif ; attaché à nous comme à des devoirs… Qu'ai-je connu encore ? Un pontife social, considéré et craint. Mais lui, l'être qu'il était quand il se retrouvait seul en présence de lui-même, qui était-il ? Je n'en sais rien. » (p. 369 & 370) Cet éloge funèbre est à la fois spontané et violent. En ouvrant quelques tiroirs du bureau paternel, Antoine découvre une vie qu'il ne soupçonnait pas.
Pendant ce temps, Jacques reste en retrait. Son retour dans la demeure familiale a l'apparence de l'affolement de l'animal piégé. Entre les vieux murs, il retrouve l'étouffement de l'enfance, l'omnipotence du père, même mourant ou mort, et la tendresse encombrante de Gise. Bien qu'adulte et indépendant, Jacques garde en lui quelque chose de l'enfant farouche qu'il fut. Un rien le blesse et tout le tourmente. C'est tout logiquement que la partie précédente annonçait la fin de Thibault père. Mais pour que le drame soit complet, il fallait que les deux fils soient réunis. Loin des images d'Épinal qui consacre le fils prodigue, le retour de Jacques reste une douleur, une gêne.
La fin de cette partie et de ce deuxième tome présente une longue discussion entre Antoine et l'abbé Vécard. On savait depuis longtemps que l'aîné des Thibault n'était pas vraiment versé dans les affaires religieuses. On découvre qu'il a fait de la science sa foi profonde, mais que la religion ne l'a pas vraiment perdu. Il reste un appel qui résonne parfois. Mais avec la mort d'Oscar Thibault, c'est toute une conception de la charité chrétienne et de la pratique religieuse qui s'éteint. Ainsi périt un monde, ainsi retombe un pan de l'histoire.

L'été 1914
Jacques est retourné en Suisse. Avec d'autres artistes ou ouvriers, il mène une vie de bohème aux accents syndicalistes et socialistes. « Ils formaient, à Genève, un vaste groupement de jeunes révolutionnaires sans ressources, plus ou moins affiliés aux organisations existantes. » (p. 9) Venus des quatre coins du monde, les jeunes et ardents révolutionnaires rêvent d'un monde meilleur, débarrassé du capitalisme et du machinisme, d'un monde où l'homme serait la seule valeur. Mais il n'y a que des discours, des théories et de vagues projets. « Parler ne devrait être qu'un moyen d'agir… Mais, tant qu'on ne peut pas agir, c'est déjà faire quelque chose que de parler. » (p. 84) L'action, l'évènement, voilà ce qu'ils attendent tous. C'est alors que meurt François-Ferdinand sous les balles d'un ouvrier balte. Ce n'est donc pas révolution qui s'en vient, c'est la guerre !
« On obtient bien davantage de soi, quand on s'obstine à revenir sans cesse au point de départ, quand il faut, chaque fois, recommencer, et aller plus loin. » (p. 355) Ce sont les propos de Daniel de Fontanin, mais le cadet des Thibault aurait pu les dire. À chaque retour dans la maison familiale et dans l'univers que fut sa jeunesse, Jacques se débarrasse un peu plus de l'héritage de son père et s'oppose à tout ce que l'homme incarnait. le jeune homme ne garde que le nom : « Jacques, depuis la mort de son père, [signait] maintenant ses articles de son vrai nom. » (p. 16) Il aura fallu que le patriarche décède pour que le fils fasse sien un patronyme lourd de mémoire, en le détournant et en lui donnant une résonnance bien différente. Et c'est dans son éducation que Jacques trouve la justification de son engagement socialiste. « Ce qui a fait de moi un révolutionnaire, […], c'est d'être né ici, dans cette maison… C'est d'avoir été un fils de bourgeois… C'est d'avoir eu, tout jeune, le spectacle quotidien des injustices dont vit ce monde privilégié… C'est d'avoir eu, dès l'enfance, comme un sentiment de culpabilité… de complicité ! Oui, la sensation cuisante que, cet ordre des choses, tout en le haïssant, j'en profitais. » (p. 197) La rupture avec la lignée des Thibault est consommée : Jacques sera un Thibault rouge !
En France, Antoine a développé son activité médicale et se consacre de plus en plus à la recherche sur les pathologies infantiles. Plus que jamais, il veut devenir un maître de cette spécialité. Son esprit tout entier est tourné vers la science, à tel point qu'il ne perçoit pas la menace de la guerre. En dépit du lien qui vibre encore en eux, parfois, Antoine et Jacques sont trop différents pour se comprendre et s'accommoder des choix de l'autre. « Il y avait des moments où il goûtait une satisfaction rageuse à constater que le fossé était infranchissable. » (p. 158) Confortablement installé, Antoine suit les traces bourgeoises de son père : bonhomme avec son frère, il peine à remettre en question sa façon de vivre et de penser.
La tentative de suicide de Jérôme de Fontanin rassemble les frères Thibault et les enfants du mourant dans une seule pièce. Jacques est l'objet de toutes les attentions. Daniel, devenue peintre, effectue son service à Lunéville et sent que la vieille amitié se délite. Jenny, toujours aussi dure et intransigeante, ne pardonne pas à Jacques d'avoir fui pendant trois ans. « Nous n'avons pas cessé, en secret, de nous défendre l'un de l'autre. » (p. 410) Enfin, l'aveu s'amorce et il est également une révélation. « Maintenant, je comprends ce que je traînais en moi de si douloureux, toujours et partout : une nostalgie profonde, une blessure. C'était… c'était votre absence, mon regret de vous. C'était la mutilation que je m'étais faite, que rien ne pouvait cicatriser. » (p. 411 & 412) le Grand Soir de Jacques n'est pas socialiste, il est intime et amoureux.
Ce troisième tome est bien long et lent, avec assez peu d'action et beaucoup de discours. Jean Jaurès traverse quelques pages, mais c'est bien peu pour soulager des longs débats révolutionnaires entre les socialistes regroupés en Suisse ou de la discussion ombrageuse entre les deus frères. Il est surtout pénible d'être aux portes de la guerre et de ne pas y plonger. On pressent que Daniel de Fontanin connaîtra un funeste avenir, que la romance enfin déclarée entre Jacques et Jenny ne fera pas long feu et que le paisible Antoine devra faire craquer le vernis bourgeois qui le pétrifie.

L'été 1914 (suite)
Ce volume fait suite immédiate au tome précédent. Une heure à peine s'est écoulée. Les discussions vont bon train. Chacun redoute la guerre. On s'interroge sur la capacité des socialistes à empêcher la guerre. Jaurès tient tribune et promet la paix. « D'où venait la vertu ensorcelante de Jaurès ? » (p. 142) Tandis que les socialistes de tous pays mènent des marches pacifiques et glorieuses, l'espoir vibre encore. Mais la menace du conflit se précise. Et Jacques refuse de s'y laisser prendre : « Je ne me laisserai jamais mobiliser. » (p. 26) Finalement, tout se précipite : Jean Jaurès est assassiné et la mobilisation est annoncée. Impossible de reculer : « Soyons réalistes : à partir d'aujourd'hui, ce qui est international, ça n'est plus la lutte pour la paix ; c'est la guerre ! » (p. 351)
Les personnages se débattent tous dans des difficultés qui n'ont pas toutes trait à la guerre. Antoine cherche à se séparer de sa maîtresse, Anne de Battaincourt. Mme de Fontanin est en Autriche pour régler les affaires de son mari, dans un pays qui s'arme et se hérisse. Jacques et Jenny ne veulent plus se séparer : chacun aime la complexité de l'autre et veut désormais tout connaître de l'autre. Jacques entraîne la jeune fille dans les meetings socialistes, mais pourra-t-il la convaincre de la suivre en Suisse ?
Dans ce tome, on parle encore beaucoup. La politique et la diplomatie européenne reçoivent reproches ou éloges, selon les bords. C'est encore très long, mais cela s'accorde avec la tension qu'a connue l'Europe pendant cet été 1914. Mais je me suis un peu perdue dans les réunions politiques. Suis-je donc si midinette ? Mais je m'intéresse surtout à l'amour de Jacques et Jenny, cette passion qui couve depuis des années. On quitte le couple sur une séparation et il me tarde de savoir s'il se retrouvera.

L'été 1914 (suite et fin)
La guerre a commencé. Jacques poursuit la lutte et participe à une mission pour distribuer des tracts. Mais l'avion qui le transporte s'écrase et Jacques est très grièvement blessé. Pris pour un espion par les gendarmes français, il est abattu dans un champ.
Ainsi finit le cadet des Thibault et ainsi s'achève la très longue partie intitulée L'été 1914. Toute la tension créée par les discours politiques et idéologiques explose enfin. On savait qu'elle ne pouvait faire que des dégâts.

Épilogue
Nous voilà quatre ans plus tard. La guerre fait toujours rage. Antoine a été gazé sur le champ de bataille : il est malade et se sait condamné. le temps d'une permission, il retrouve Jenny qui a eu un enfant de Jacques, le petit Jean-Paul. Il discute avec Daniel, gravement blessé, qui a perdu le goût de vivre. Et il renoue brièvement avec Gise qui consacre tout son temps aux malades qui se succèdent dans le domaine de Maisons-Laffitte transformé en hôpital. À la tête de celui-ci se trouve Mme de Fontanin.
La guerre a changé toutes les personnalités. Gise n'est plus l'enfant qui cherchait l'affection de chacun. Jenny a gagné en douceur et en plénitude. Daniel n'est plus l'artiste exalté. Mme de Fontanin n'est plus la femme soumise et discrète et c'est avec une poigne de fer qu'elle dirige l'hôpital. Mais surtout, Antoine a perdu ses certitudes de grand bourgeois. La guerre lui a fait comprendre la vanité de la richesse et du luxe. Même si Jacques ne le saura jamais, son frère lui ressemble, désormais. « Comme nous nous comprendrions mieux, aujourd'hui ! … L'empoisonnement par l'argent. Par l'argent hérité, surtout. L'argent que l'on n'a pas gagné… Sans la guerre, j'étais foutu… » (p. 182 & 183)
Jenny oeuvre avec passion et abnégation dans l'hôpital, mais elle espère la fin de la guerre pour se séparer de sa mère
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Quelle saga, quel monument que ces Thibault !
Encore légèrement enfiévrée des dernières pages tournées, je n'arrive pas à comprendre comment cette oeuvre magistrale a pu tomber en désuétude, malgré son Nobel en 1937.
D'accord, il y a quelques longueurs (quoi d'étonnant sur un cycle de près de 2500 pages), mais les raisons de s'enrichir de ses huit volumes ne manquent pas, je vous en donne cinq :

1) Les Thibault, c'est LA saga du tournant du siècle, témoin d'un monde encore empreint des codes bourgeois compassés du 19ème mais déjà frémissant d'aspirations nouvelles ; au-delà de l'histoire romanesque de la famille Thibault, les réflexions et développements sur les idéologies concurrentes de l'époque sont passionnantes – voire toujours brûlantes d'actualité.

2) On a tous autour de nous des Jacques et des Antoine, voire en nous du Jacques et de l'Antoine, et il est impossible de ne pas se retrouver à un moment dans l'idéalisme hyper-sensible de l'un ou dans l'énergie conservatrice de l'autre, ou à défaut de ne pas être interpelé par l'antagonisme irréconciliable de ces deux fois inébranlables ; la profondeur de la relation entre ces deux frères que tout oppose a quelque chose de transcendantal, bien au-delà de l'amour fraternel.

3) Les Thibault, c'est aussi un passionnant retour documenté, analysé, mis en perspective sur la première guerre mondiale ; même si cet aspect est un peu trop longuement abordé en particulier dans « L'été 1914 », il y a quelque chose de l'essai historique de premier plan dans les Thibault, où l'on apprend beaucoup et de manière contrastée sur les causes affichées et secrètes, les aspirations et états d'esprit des peuples et de leurs dirigeants à l'aube du conflit mondial

4) Les Thibault, c'est encore de longs morceaux de bravoure, d'une force incroyable, comme par exemple le récit éprouvant de l'agonie du patriarche Oscar Thibault (« La mort du père »), l'opus « La consultation » centrée sur le personnage d'Antoine médecin, un récit propre à éveiller les vocations ! ou encore la mission hallucinée de Jacques au-dessus de la ligne de front (« l'Eté 1914). Et surtout, le journal crépusculaire d'Antoine dans les deniers jours de la guerre (« Epilogue »)

5) Enfin, le style, magnifique ! tantôt romantique et lumineux, tantôt incisif et plein de souffle. Et fluide, toujours, sans quoi je n'aurais jamais pu lire toute cette saga d'une traite.

Fi donc aux accusations de désuétude, les Thibault est une oeuvre à la portée universelle qui n'a pas pris une ride, et qu'il faut avoir lu !
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Oui, oui, je sais, les Thibault c'est has been, old fashion - la date de péremption est atteinte, on a cassé le moule, égaré le mode d'emploi, perdu la clé, tout ça, tout ça...eh bien JE M'EN FICHE! C'est de cette grosse brique qui gratte dans le beau mur lisse de la production actuelle que je veux parler..

Mon premier grand livre! A cause des Thibault je me suis embringuée-malgré 7 ans de pleurs intensifs et répétés sur les problèmes de maths- dans une section scientifique (mais en gardant le latin-grec comme on conserve un parachute en embarquant sur le Titanic) avec surdose de maths-physique-chimie..CAR JE VOULAIS ÊTRE ANTOINE THIBAULT ou rien! Je me suis même cogné un an d'allemand, langue scientifique, ach so, pas vrai, Mengele? mais là, non, impossible, un prurit géant, j'ai repris les langues romanes très vite...Bon, bref, au bout de deux ans de ce régime forcé, j'ai repris la voie littéraire, au moins j'avais essayé... Mais je me suis rabattue sur JACQUES, l'idéaliste- tracts, manifs, pacifisme, amitié entre les peuples et tout le toutim- ...plus facile que la trigonométrie!

Tout ça pour dire à quel point ce bouquin m'a marquée..on avait même fait un club, en 4ème, où les deux ou trois qui avaient lu les Thibault en discutaient pendant des heures à la récré en pesant le pour et le contre...

C'est un livre dont je n'ai jamais pu oublier les personnages: le père, si terrible, la "sorellina", si tendrement aimée, Antoine, si passionné par son travail, Jacques si passionné par ses idées, et puis des pages d'anthologie, gravées dans ma mémoire reptilienne d'ado: l'assassinat de Jaurès, la mort de Jacques jetant des tracts au-dessus des belligérants, la guerre de 14 comme une bombe qui éclate quand même, malgré tout, malgré tous...

Je ne sais pas si c'est bien écrit, et là aussi, peu importe: c'est une saga qui emporte et qui donne à réfléchir - un livre qui pousse à s'engager, à prendre position, à défendre ce à quoi on croit...et ce n'est déjà pas si mal, par les temps qui courent, de savoir ce qu'on veut et ce qu'on ne veut surtout pas...

C'est bien simple, si ce n'était pas aussi long, je le donnerais en cycle obligatoire à tous les lycéens indécis sur leur avenir, sur la route à prendre, sur la carrière à épouser...ils feraient comme moi: un petit détour, un léger break, ils verraient du pays et tourneraient sept fois leur langue dans leur bouche avant de choisir ...(au hasard) une école de commerce, par exemple!

On devrait avoir plus de JACQUES et plus d' ANTOINE, voilà ce que je pense...alors: lisez LES THIBAULT, si vous êtes CHARLIE (ça en fait des prénoms, tout d'un coup...)

C'était mon coup de gueule pour vous inviter prendre les sentiers battus à rebrousse-poil...Demain, je reprends l'autoroute...
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Je n'avais jamais encore pris le temps de lire les huit tomes de cette longue chronique familiale qui faisait référence auprès de nos professeurs, dans les pensionnats religieux de mon adolescence, et, pour cette même raison certainement, je m'imaginais un roman d'initiation et d'édification pour jeunes gens de bonnes familles, aussi moralisateur et bien-pensant que trop pesant d'atmosphères surannées.

Et il est vrai que ces adolescents qui se vouvoient (entre garçons ou entre filles, comme d'un sexe à l'autre), qui parlent et se comportent comme des adultes, bref, qui n'ont pas encore constitué socialement un monde à part, avec ses codes et ses valeurs ; que la religion socialement et culturellement omniprésente, jusque dans la virulence des anticléricaux ; que les débats sur Dieu ou la science ou sur les moyens et les fins du socialisme révolutionnaire (qui, s'ils n'ont rien perdu de leur justesse et de leur pertinence, font quand même aujourd'hui un peu resucée), tout cela nous renvoie à des temps révolus, à cette vieille société bourgeoise et cléricale qui prolonge le dix-neuvième siècle au tout début du vingtième, avant le grand choc des deux guerres mondiales. Mais, nonobstant ces marques un peu désuètes, on a vite fait de se laisser gagner par l'assiduité et la familiarité qui font tout le charme des séries télévisées modernes. On se laisse alors porter par ce temps long… qui ne coule pourtant guère que sur une dizaine ou une douzaine d'années, creusant du coup d'autant plus profondément son lit et s'étalant à l'aise dans la sensibilité du lecteur. Car il ne s'agit pas du temps collectif et historique qui traverse les générations (même s'il sinue ici au milieu des écueils et des événements d'une période particulièrement tragique de notre histoire), mais d'un temps ou d'une durée intime qui va, pas à pas, au rythme de notre vie à chacun. Aussi ne faut-il pas chercher de rebondissements dans l'action et les aventures extérieures ; mais plutôt se laisser gagner par le subtil développement des émotions, des états de conscience et de tout ce qui fait le tissu personnel des personnages. Roman psychologique donc, plus qu'historique ou social… malgré son intérêt documentaire aussi, par exemple sur l'état d'esprit dans les années de la Grande Guerre.

Les Thibault : deux frères, Antoine et Jacques, neuf ans d'écart, jeunes pousses vigoureuses qui, chacune à sa façon, cherchent l'air et la lumière dans l'ombre asphyxiante d'Oscar, le patriarche, grand bourgeois catholique et dévot (mais aussi lettré), obsédé d'ordre et de respectabilité, dans ses activités sociales comme dans sa vie familiale ou sa philosophie de la vie. L'aîné, jeune médecin promis à une brillante carrière, solide, raisonnable, positiviste ; Jacques, le cadet, écorché vif, idéaliste et anarchiste, rêvant d'une grande oeuvre littéraire et d'un monde utopique. Deux frères que nous suivons du sortir de l'enfance jusqu'aux grandes décisions qui jettent les fondations de l'âge adulte ; dans cette période charnière et clé où se soldent et parfois se consument tous les destins… On y retrouve tout : les troubles, les révoltes et les grands dangers de l'adolescence ; le passage de frontière, de la clôture familiale à la société ouverte ; les premiers tâtonnements qui fraient les chemins de vie définitifs ; les confrontations et les collusions avec les règles du jeu ambiantes ; l'effondrement, à la mort du père, d'un mur qui est à la fois prison et rempart ; le poids des choses et la charge des autres qui lestent de responsabilités écrasantes les élans et les ivresses de la liberté toute neuve ; les rêves ou les projets personnels, brutalement rabattus par les vents de l'histoire ou les avaries du corps et qui sont contraints de se poser en catastrophe au sol des réalités, quand ils ne viennent pas simplement s'y fracasser ; les enthousiasmes et les certitudes bientôt échaudés par l'expérience et les doutes ; mais les idéaux et les espoirs aussi, qui refusent de plier à la logique et aux accommodements du réel… Et tout cela, bien sûr, au milieu du ballet des amours, des rencontres, des ruptures, des souffrances, des naissances, des maladies, des morts, des tâches, des obligations et des engagements, des interrogations sans fin et des possibles envisagés ou regrettés, et qui sont comme des linéaments de vies ou de mondes parallèles…

Car il faut dire que, fouillés, analysés, décapés par ce fin psychologue qu'est Roger Martin du Gard, les personnages (et pas seulement les deux héros) apparaissent à nu dans leur spontanéité et leur complexité : ingénus, bruts, transparents, authentiques jusque dans leurs contradictions. Naturellement (à focaliser ainsi sur les âmes… et dans une langue châtiée, domestiquée, sublimée par la même ascèse que les corps et les moeurs qu'elle décrit), il y a beaucoup d'âmes pures et généreuses dans cette galerie de portraits… attachantes et agaçantes comme sont les figures de saints des histoires pieuses ! Mais, même les personnages les plus rébarbatifs (comme le vieux tyran domestique ou l'incorrigible séducteur-escroc Jérôme de Fontanin), éclairés de l'intérieur, finissent par révéler une complexité ou une logique de construction qui les sauve malgré eux et malgré tout. J'ai particulièrement apprécié, de ce point de vue, le récit de la lente et pathétique agonie du père Thibault. Mais cette même lorgnette psychologique, appliquée cette fois aux situations socio-historiques, nous découvre aussi, sous le mécanisme des conjonctures et des rapports de forces, l'état et l'évolution de ce que les historiens appellent les « mentalités » et qui ne sont rien d'autre que les facteurs et les enjeux humains pris dans la tourmente des événements. Au moment où, un siècle après, nous commémorons la première guerre mondiale, on retrouve, "comme si on y était", les espoirs, les angoisses, les débats, les souffrances et les drames des contemporains. D'autant plus vifs et communicatifs qu'ils perdent leur anonymat et leur éloignement en étant ici incarnés et individualisés (L'Été 14 : un des tomes les plus denses, où la petite histoire rejoint la grande).
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Petite saga en trois volumes, en tout cas dans l'édition Folio :

premier volume : l'agonie du père,
deuxième volume : le rêve (révolutionnaire, anti-militariste) du fils cadet, fougueux,
troisième volume : le fils ainé, sérieux, qui a bien tourné, médecin de renom, mais ypérité en 14 : ce volume se termine par le récit de son agonie.

Le tout se passant dans les années dix, comme on ne les appelle pas, puisqu'on dit toujours « La Grande Guerre ».

Le père, un notable fortuné, fondateur d'un hospice, expire en même temps que le siècle précédent. Pendant ce temps : crise d'adolescence du fils cadet, et histoires d'amour et carrière (de médecin) pour l'aîné.

Il y a une digression sur une autre famille : celle du meilleur ami d'enfance de Jacques Thibault, le fils cadet.

Lorsque, au cours du deuxième volume, nous vivons le combat révolutionnaire et pacifiste du cadet, on a l'impression d'avoir changé de roman, d'être passé dans un roman d'aventure. Qui se termine dans les tranchées.

Au cours du troisième tome, on se demande si la guerre va éclater. Ce n'est pas possible, « ils » ne vont pas envoyer s'entre-tuer des gens du peuple, pour défendre leurs intérêts financiers ou grandir leur rôle politique. Les gens ne vont pas marcher. Et puis soudain Jean Jaurès, le chantre de cet espoir, est assassiné. Et tout le monde « vire » au patriotisme, voire au mépris, du pays d'en face, qui devient ainsi un ennemi.

Comme le fils aîné est médecin, on a droit à beaucoup de détails médicaux, notamment dans le premier et le troisième tome. Ce qui fait de ce roman, un de ces romans « de médecin », comme je les déteste, comme ceux de Cronin, par exemple. Dans le premier tome, s'ajoute un coté macabre, plutôt pénible.

Il y a une certaine ampleur, à cette saga, cette fresque, une certaine profondeur, qui font que je vous en recommande tout de même la lecture, mais dire qu'il s'agisse d'un roman passionnant, est beaucoup dire.


Erratum 1 : le feu de brousse
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Le personnage de Gise est probablement une métisse d'Afrique. A un moment, elle est en train de ranimer le feu dans la cheminée. L'auteur décrit les reflets des flammes dans ses yeux et sur sa peau, et cela lui fait penser à une africaine devant un « feu de brousse ». Il ne semble pas savoir que cette expression désigne non pas le feu qu'on fait pour faire la cuisine, fût-ce en Afrique, mais un incendie.


Erratum 2 : les cellules vivantes
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Au cours de ces nombreux cours de médecine, auquel l'auteur se livre dans ce roman, il parle à un moment de tel traitement qui, au lieu de s'attaquer aux cellules malignes, s'en prend au « cellules vivantes ». Je suppose qu'il voulait dire, et qu'il aurait dû écrire « cellules saines ».
Lien : https://perso.cm63.fr/node/332
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Citations et extraits (20) Voir plus Ajouter une citation
« Mes pensées tournent en rond : la mort, le peu qu’est une vie, le peu qu’est un homme ; l’énigme à laquelle l’esprit se heurte, dans laquelle il s’enlise, dès qu’il cherche à comprendre. Toujours cet insoluble « au nom de quoi ? » […]
Au nom de quoi les sentiments désintéressés, le dévouement, la conscience professionnelle, etc. ?
Mais, au nom de quoi la lionne blessée se laisse-t-elle abattre pour ne pas quitter ses petits ? Au nom de quoi le repliement de la sensitive ? — ou les mouvements amiboïdes des leucocytes ?— ou l’oxydation des métaux ? etc.
Au nom de rien, voilà tout. Poser la question, c’est postuler qu’il y a « quelque chose », c’est tomber dans le traquenard métaphysique… Non ! Il faut accepter les limites du connaissable. La sagesse : renoncer aux « pourquoi », se contenter des « comment ». Renoncer, avant tout, au désir puéril que tout soit explicable, logique. [...] Impossible de se débarrasser intégralement de la question oiseuse : "Quelle peut être la signification de la vie ?" Moi-même, en ruminant mon passé, je me surprends souvent à me demander : "A quoi ça rime ?"

À rien. À rien du tout. On éprouve quelque peine à accepter ça, parce qu’on a dix-huit siècles de christianisme dans les moelles. Mais, plus on réfléchit, plus on a regardé autour de soi, en soi, et plus on est pénétré par cette vérité évidente : « Ça ne rime à rien. » Des millions d’êtres se forment sur la croûte terrestre, y grouillent un instant, puis se décomposent et disparaissent, laissant la place à d’autres millions, qui, demain, se désagrègeront à leur tour. Leur courte apparition ne « rime » à rien. La vie n’a pas de sens. Et rien n’a d’importance si ce n’est de s’efforcer à être le moins malheureux possible au cours de cette éphémère villégiature…
Constatation qui n’est pas aussi décevante, ni aussi paralysante, qu’on pourrait croire. Se sentir bien nettoyé, bien affranchi, de toutes les illusions dont se bercent ceux qui veulent à tout prix que la vie ait un sens, cela peut donner un merveilleux sentiment de sérénité, de puissance, de liberté. Cela devrait même être une pensée assez tonique, si on savait la prendre…
Je songe tout à coup à cette salle de récréation, au rez-de-chaussée du Pavillon B, que je traversais tous les matins en quittant mon service d’hôpital. Je la revois pleine de gosses à quatre pattes, en train de jouer aux cubes. Il y avait là de petits incurables, des infirmes, des malades, des convalescents. Il y avait là des enfants arriérés, des demi-imbéciles, et d’autres très intelligents. Un microcosme, en somme… Beaucoup se contentaient de remuer au hasard les cubes qui se trouvaient devant eux, de les déplacer, de les tourner et retourner sur leurs diverses faces. D’autres, plus éveillés, assortissaient les couleurs, alignaient les cubes, composaient des dessins géométriques. Quelques-uns, plus hardis, s’amusaient à monter de petits édifices branlants. Parfois un esprit appliqué, tenace, inventif, ambitieux, se donnait un but difficile, réussissait, après dix tentatives vaines, à fabriquer un pont, un obélisque, une haute pyramide… À la fin de la récréation, tout s’effondrait. Il ne restait sur le lino qu’un amas de cubes éparpillés, tout prêts pour la récréation du lendemain.
C’est, somme toute, une image assez ressemblante de la vie. Chacun de nous, sans autre but que de jouer (quels que soient les beaux prétextes qu’il se donne), assemble, selon son caprice, selon ses capacités, les éléments que lui fournit l’existence, les cubes multicolores qu’il trouve autour de lui en naissant. Les plus doués cherchent à faire de leur vie une construction compliquée, une véritable œuvre d’art. il faut tâcher d’être parmi ceux-là pour que la récréation soit aussi amusante que possible… Chacun selon ses moyens. Chacun avec les éléments que lui apporte le hasard. Et cela a-t-il vraiment beaucoup d’importance qu’on réussisse plus ou moins bien son obélisque ou sa pyramide ? » (Épilogue)
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Me suis posé, entre autres, cette question : Pour la moyenne des gens (dont la vie s’écoule, en somme, sans qu’ils se permettent d’infractions bien accusées aux règles morales admises), qu’est-ce qui peut bien les retenir ? Car il n’y en a guère, parmi eux, qui échappent à la tentation de commettre des actes réputés « immoraux »… J’écarte, bien entendu, les croyants, ceux qu’une profonde conviction religieuse ou philosophique aide à triompher des pièges du M alin. Mais les autres, tous les autres, qu’est-ce qui les arrête ? Timidité ? Respect humain, crainte des on-dit ? Crainte du juge d’instruction ? Crainte des conséquences qu’ils risquent d’encourir dans leur vie privée, ou publique ? Tout ça joue, évidemment. Ces obstacles sont forts, et sans doute infranchissables aux yeux d’un grand nombre de « tentés ». Mais ce sont des obstacles d’ordre matériel. S’il n’y en avait pas d’autres, et d’ordre spirituel, on pourrait soutenir que l’individu, pour peu qu’il soit affranchi du joug religieux, n’est maintenu dans la voie droite que par la peur du gendarme, ou, tout au moins, du scandale. Et on pourrait soutenir, en conséquence, que tout individu incroyant, si on le suppose aux prises avec la tentation et placé dans des circonstances telles qu’il est sûr d’un secret total et d’une impunité absolue, céderait aussitôt à l’appel, et commettrait le « mal » avec une satisfaction éperdue… […] Cela semblerait donner raison à ceux qui expliquent la conscience morale (et la distinction que nous faisons spontanément entre ce que l’on doit faire et ce que l’on ne doit pas faire, entre ce qui est bien et ce qui est mal) par une survivance en l’homme moderne d’une soumission d’origine religieuse, longtemps acceptée par les générations précédentes, et devenue caractère acquis. Je veux bien. Ais il me semble que c’est raisonner en oubliant que Dieu n’est qu’une hypothèse humaine. Car, cette distinction du bien et du mal, ce n’est pas Dieu, invention de l’homme, qui peut l’avoir imposée à l’être humain : c’est, au contraire, l’homme qui l’a attribuée à Dieu, et qui en a fait un principe divin. Si cette distinction est d’origine religieuse, autant dire que c’est l’homme, un jour, qui l’a prêtée à Dieu. Et donc qu’il l’avait en lui. Et même qu’elle était en lui si fortement enracinée, qu’il a senti le besoin de donner à cette distinction une suprême et à jamais indiscutable autorité… Comment résoudre ? […] Autant je rejette l’idée que la conscience morale aurait pour source quelque loi divine, autant il me paraît plausible d’admettre qu’elle a ses origines dans le passé humain, qu’elle est une habitude qui survit à la cause qui l’a fait naître, et qui est fixée en nous, à la fois par hérédité et par tradition. Un résidu des expériences que les anciens groupements humains ont eu à faire pour organiser leur vie collective et régler leurs rapports sociaux. Résidu de règlements de bonne police. […] Il me séduirait assez d’admettre qu’elle est la survivance d’un instinct essentiel à l’homme, animal social. Un instinct qui s’est perpétué en nous à travers les millénaires et grâce auquel la société humaine s’achemine vers son perfectionnement. (Épilogue)
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Qui sait, Thibault? Peut-être que ceux qui pensent comme votre frère sont des précurseurs? Peut-être que cette guerre fatale, en déséquilibrant à fond notre vieux continent, prépare une floraison de pseudo-vérités nouvelles que nous ne soupçonnons pas?... Ce serait presque bon de pouvoir croire ça... Pourquoi non? Tous les pays d'Europe vont avoir à jeter dans ce brasier la totalité de leurs forces, aussi bien spirituelles que matérielles. C'est un phénomène sans précédent. Les conséquences sont imprévisibles... Qui sait? Tous les éléments de la civilisation vont peut-être se trouver refondus, dans ce brasier! Les hommes ont encore tant d'expériences douloureuses à faire, avant le jour de la sagesse!... le jour où, pour organiser leur vie sur la planète, ils se contenteront, humblement, d'utiliser ce que la science leur a appris...
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Il pensa tout à coup à son aîné comme il s’était rarement permis de le faire. Il le vit satisfait et appliqué. Énergie, soit ; mais intelligence ? Une intelligence de zoologiste ! Tellement positive. cette intelligence. qu’elle avait trouvé, dans les études scientifiques, sa pleine dilatation ! Une intelligence qui s’était construit une philosophie sur la seule notion d’activité, et qui s’en contentait ! Et, — ce qui était plus grave encore, — une intelligence qui dépouillait toujours les choses de leur valeur secrète, de tout ce qui était, en somme, le véritable sens, la beauté de l’univers !
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L'intelligence humaine est si essentiellement nourrie de futur que, à l'instant où toute possibilité d'avenir se trouve abolie, lorsque chaque élan de l'esprit vient indistinctement buter contre la mort, il n'y a plus de pensée possible.
(La mort du père)
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Discours de Roger Martin du Gard pour le prix Nobel (1937).
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