J'ai habité Ulro longtemps avant d'apprendre de Blake comment s'appelait ce pays, tout en le rejetant comme lieu de séjour. J'assimilais, certes, comme d'autres, l'ensemble des idées et des croyances de mon siècle, je m'en servais même activement, à travers l'écriture, mais j'en captais aussi la fausseté annonciatrice de catastrophe. Je ne saurais y distinguer aujourd'hui la part consciente de celle qui m'a été dictée par des forces inconnues. En 1936 paraissait mon recueil "Les Trois hivers", il y a donc bien longtemps et dans un pays si inexistant que, vu d'aujourd'hui, l'époque romantique nous semble déjà bien lointaine. Je crois pouvoir dire à présent que j'avais contemplé, en moi-même, plus qu'honorablement, les atrocités d'Ulro. Mon malheur a toujours été le "spectre", c'est à dire un très fort ego qui m'enfermait dans l'état d'Urizen, où il n'est permis de considérer comme important que ce qui est général, social, statique, etc. Ma pauvre Urthona, c'est à dire mon imagination, essayait de m'arracher à ma prison, mais trouvait partout des portes fermées, elle était obligée de se creuser des tunnels souterrains, grâce à quoi elle arrivait parfois à me rejoindre, comme dans "Les Trois Hivers", par exemple. Pour ne pas être en reste sur la mode, je dirais, puisant dans le vocabulaire de Jung, que mon "anima" féminine en difficulté avait souvent réclamé en vain le droit d'être considérée comme mienne, et j'aurais fini bien mal, n'eût été mon éducation catholique et romaine. Car le propre de cette religion est de libérer en nous notre part de féminité, cette passivité prête à recevoir Jésus ou l'inspiration poétique (Blake eût corrigé le « ou » en « autrement dit »). À présent, bien que l'ego continue à me persécuter, je suis tout entier du côté de l'imagination, donc de mon Urthona ou "anima". Et ma reconnaissance est grande pour l'existence d'"Una Sancta Catholica Ecclesia" (notons qu'"Ecclesia" est du genre féminin ; il est regrettable qu'elle devienne en polonais le "Kosciol" masculin). Quant à Jung qui, comparant les rêves des Indiens d'Amérique à ceux des colons blancs, concluait à leur analogie et, par conséquent, à la relation de dépendance entre notre subconscient et les conditions géographiques donc telluriques de notre existence, je ne sais s'il faut lui donner raison. Car ceci eût confirmé la thèse de l'existence d'une « Lituanie mystique » que nous devons aux positivistes polonais. Mais qu'on soit d'accord ou non avec ces derniers, il reste que si j'avais passé mon enfance à Varsovie, la religion eût pris pour moi une signification différente.
Si le nom de Dostoïevski revient si souvent sous ma plume, c'est que je suis de moins en moins attiré par une littérature trop « littéraire ». Le caractère non littéraire d'une oeuvre découle de sa charge philosophique, c'est à dire du zèle que l'écrivain met à traiter des fins dernières de l'homme, ce qui entraîne toujours une grande tension entre la pensée et l'œuvre. Pour mon usage personnel, quelques noms résument l'histoire littéraire européenne depuis le moment où l'esprit de l'homme se trouva prisonnier à Ulro, pays de la déshérence spirituelle, selon Blake. Dans ce pays, l'homme n'est plus qu'une unité interchangeable, y compris à ses propres yeux, dans sa conscience même, ce qui est autrement plus grave.
Il semble que « l'idée polonaise » soit du même ordre que « l'idée russe », sauf qu'elle en constitue le contrepied. Parce que « l'idée russe », du moins celle que nous présente Dostoïevski le publiciste, signifie à peu près ceci : le jour viendra où, face à une Europe impie et communiste, avec à sa tête « un pape aux pieds nus », se dressera un peuple porteur de Dieu, la Russie, qui lui apportera son Christ à la pointe des baïonnettes.
Je me demande si l'esprit de taquinerie ne fait pas partie des mobiles qui me poussent à écrire ce livre : à puiser ainsi dans des textes non orthodoxes, je réussirai peut-être à parler de ce qui me tient à cœur dans une langue à la fois accessible à l'intellect et suffisamment imagée pour laisser une trace dans l'esprit du lecteur et contribuer ainsi à l'écroulement des portes d'Ulro.
Ulro est un nom emprunté à Blake. Il désigne le pays des souffrances spirituelles qu'endure et que doit endurer un homme, si peu mutilé soit-il. Blake lui-même n'avait jamais séjourné à Ulro, mais y sont allés les partisans de Newton, certains philosophes et la plupart des peintres et des poètes de son temps. D'autres devaient leur succéder tout au long du XIX° et du XX° siècle : certains y habitent encore de nos jours.
Extrait du film documentaire L'âge de Czeslaw Milosz tourné à l'occasion du centenaire de la naissance de l'auteur.