« À l'évidence l'enjeu de l'offensive du Chemin des Dames dépassait la simple stratégie. Pour la dernière fois dans l'histoire du conflit, deux responsables, Briand et Lloyd George, étaient décidés à tenter l'impossible pour mettre fin seuls à la guerre que d'autres avaient acceptée bien malgré eux, en août 1914, et qui faisait le malheur des peuples. »
Le Chemin des Dames, dont la mémoire de la bataille de 1917 en fait oublier le nom d'origine qui faisait référence aux filles de Louis XV l'empruntant jadis. Bataille qui succéda à tant d'autres dans les siècles précédents. Napoléon lui-même s'y était battu. Là, dès septembre 1914, des combats avaient eu lieu. Mais ce qui advint, par ce glacial mois d'avril 1917, relève d'une tragédie évitable. Ce Chemin des Dames, je le parcours parfois, et il suffit de se baisser pour trouver des éclats d'obus, des balles, des bouts de casques et… d'hommes. Vous avez bien lu…
Chemin pentu piqueté de creutes – des carrières de pierre profondes – décorées par les soldats qui s'y abritaient, y combattaient aussi. Voici ce que
Pierre Miquel – qui est à la Première Guerre mondiale ce que
Jacques le Goff est au Moyen Âge – nous raconte, avec son sens à la fois de la minutie et de la narration. Sans concession, il expose les tractations politiques, stratégiques qui aboutirent, ensemble, au plus grand gâchis – avec la bataille de la Somme peut-être – de 1914-1918. Mais gâcher de la nourriture c'est une chose ; gâcher des milliers de vies c'en est une autre.
Car il n'est nul besoin d'être un expert pour comprendre que cette bataille, dont hérite le nouveau général en chef Nivelle – un jusqu'au-boutiste offensif –, au début de 1917, est une défaite annoncée. En plus de la topographie des lieux, avec ces carrières nombreuses permettant à l'ennemi de se dissimuler aux observations aériennes et aux bombardements, il y a les plans d'attaque qui ont fuité, et l'état-major français le sait.
L'Allemagne n'est pas un perdreau de l'année,
les poilus l'ont assez éprouvé depuis ce jour d'août 1914 où elle déclarait la guerre à
la France. Elle est prête à faire face à cette offensive alliée – les Britanniques sont de la partie, dans une moindre mesure que pour la bataille de la Somme, l'année précédente –, qui se veut la dernière car « inévitablement » victorieuse. On ne gagne pourtant pas une guerre par anticipation, mais après-coup, reprochera-t-on à Nivelle, à la suite de ses défaites répétées au Chemin des Dames et malgré ses certitudes passées : « Il était clair, le 9 mai, que l'offensive Nivelle, même sous sa forme réduite, était un désastre […] L'affaire du Chemin des Dames était bien un échec définitif. »
S'ensuit une crise parlementaire pour déterminer les responsabilités cependant que les mutineries s'amplifient. Une commission sera même mise sur pied, avec toutefois aucune sanction à la clé pour l'ancien général en chef responsable du désastre, conjointement, il est vrai, avec le pouvoir politique qui lui donna carte blanche et persista longtemps dans l'erreur. D'ailleurs, des généraux accuseront ultérieurement ledit pouvoir politique : « La responsabilité du gouvernement était donc dénoncée par les militaires : c'est lui qui avait donné à Nivelle l'autorisation d'engager son offensive, sans l'assortir d'aucune clause limitative. »
La vérité c'est que certains officiers avaient émis des réserves sur le plan initial d'attaque et que Nivelle, vexé, avait alors proposé sa démission, refusée par le pouvoir, le Président poincaré en tête. Mais ces petites querelles de salons, que valent-elles face aux dizaines de milliers de morts et de blessés dans une offensive vouée, dès le début, à l'échec, au vu de tous les éléments que
Pierre Miquel nous révèle ?
Du côté des mutineries, elles furent la conséquence directe des assauts meurtriers et inutiles, bien plus que d'une idéologie particulière, notamment pacifiste. Et Miquel de citer les revendications légitimes des soldats, épuisés physiquement et moralement : « Les hommes ont dit qu'ils voulaient bien défendre les tranchées, mais qu'ils refusaient d'attaquer, car c'est une boucherie inutile. »
Finalement, Pétain rétablit l'ordre avec un souci plus manifeste des vies humaines – ce qui lui vaudra la confiance, bien plus tard, du peuple français, en 1940. Tout ne s'excuse pas, mais tout s'explique.
Ainsi : « L'été brûlant de 1917 à peine terminé, Pétain poursuivait la reprise en main délicate de l'armée par l'organisation du repos et des permissions, et aussi par la préparation des offensives à but précis, limitées, qui devaient rendre confiance à la 6e armée, touchée par les mutineries, ainsi qu'aux unités délabrées des 4e, 5e, et 10e armées. »
Quant à l'opinion publique : « Elle se montrait impitoyable à l'égard de Nivelle, parce que son opération venait trop tard, après trop de morts inutiles. »
De nos jours encore,
le Chemin des Dames ne jouit pas d'un éclairage aussi manifeste que Verdun, par exemple. Parce qu'une ombre plane toujours sur lui. Dit autrement, on en a honte. Heureusement, les équipes de la Caverne du Dragon, entre autres, accomplissent un travail remarquable pour mettre en lumière ce lieu de mémoire où le malheur commande le recueillement
.
Mais laissons le mot de la fin à La Chanson de Craonne qui, mieux, que n'importe quel discours, raconte le malheur de ces hommes envoyés à une mort certaine :
« Adieu la vie, adieu l'amour,
Adieu toutes les femmes
C'est bien fini, c'est pour toujours
De cette guerre infâme
C'est à Craonne sur le plateau
Qu'on doit laisser sa peau
Car nous sommes tous des condamnés
C'est nous les sacrifiés. »
(Je dédie cette critique à la mémoire de tous ceux de 1914-1918)