J'ai découvert fortuitement un fabuleux trésor de la littérature italienne.
Comme un certain nombre de membres de Babelio, j'ai lu et apprécié « L'amie prodigieuse » d'
Elena Ferrante. Piquée de curiosité, j'ai cherché sur internet s'il existait des ouvrages méconnus de cette auteure à me mettre sous la dent. A l'occasion de cette recherche j'ai appris que le pseudonyme de Mme Ferrante était directement inspiré d'une certaine
Elsa Morante…
…
Elsa Morante ? Je ne connais pas. Personne n'étant parfait, je me pardonne rapidement ce flagrant délit d'ignorance et j'étudie les différents ouvrages de l'écrivaine. «
La Storia » retient plus particulièrement mon attention malgré un résumé assez rédhibitoire où j'ai lu les termes de « seconde guerre mondiale », « viol », « bâtard » et « juif » dans la même phrase. Je me dis qu'à coup sûr l'histoire se termine en camp de concentration. Ah non, elle se termine en 1947, il y a donc de l'espoir. J'achète ? Je n'achète pas ? Il y a presque mille pages, quand même ! Allez, je le prends. En plus, il y a
Claudia Cardinale sur la couverture, si vraiment je n'arrive pas au bout du livre je regarderai le film !
Est-ce que je dois vous dire que j'ai bien fait ?
Venons-en aux faits. En 1941, Ida est une institutrice vivant et enseignant à Rome. Veuve, elle est mère d'un jeune homme d'une quinzaine d'années prénommé Antonio, dit Nino. Sa vie est rythmée par sa classe et le train-train quotidien. Une existence sans joie particulière ni amis, Ida étant un personnage plutôt morne, timide et assez peureux.
Un jour, en rentrant chez elle, un jeune soldat allemand ivre la suit et la viole dans son propre lit. Neuf mois plus tard nait un petit être innocent et fragile, Giuseppe, surnommé par la suite Useppe. A partir de ce jour, Ida ne vivra plus que pour protéger son petit garçon contre le monde hostile qui frappe à sa porte. Plus seule que jamais, elle devra fuir et changer d'abri à plusieurs reprises, terrorisée à l'idée que la police italienne vienne les arrêter, elle et son bébé, à cause de son ascendance juive. Puis, la guerre terminée, sa lutte pour protéger de son enfant prendra d'autres formes.
Elsa Morante mêle ici la grande histoire à la petite d'une manière magistrale. Chaque chapitre correspond à une année et s'ouvre sur un résumé laconique et froid des derniers événements mondiaux, sorte de rapport militaire ennuyeux, puis le cours de la vie d'Ida et de son si attachant petit bonhomme reprend avec ardeur à l'intérieur du chapitre. En choisissant de prendre pour personnage principal un tout petit garçon aussi chétif qu'un chaton, qui subit impuissant les événements les plus horribles,
Elsa Morante dénonce de la façon la plus poignante possible les monstruosités de la guerre, cet « interminable assassinat ».Ce livre est une critique des gouvernants qui décident de la guerre en scellant le destin de millions d'anonymes sans autre forme de procès. Une véritable ode au pacifisme qui donne la parole aux oubliés.
Notons également quelques passages mettant en scène des personnages, notamment David Segré, aux idées révolutionnaires ou utopistes, façon pour l'auteur de profiter d'une fenêtre pour promouvoir ses propres convictions politiques. Des thèses quelquefois surannées aujourd'hui, d'autres encore très actuelles mais dans tous les cas, je comprends pourquoi le livre a été taxé de subversif à l'époque de sa parution ! Petite citation pour illustrer mon propos : « Il s'employa à démontrer : que ce fameux système institué éternellement et universellement de la domination, etc., reste toujours collé par définition à la fortune, qu'elle soit de propriété privée ou d'État… Et que par définition il est raciste… Et que par définition il doit se produire, s'user et se reproduire à travers les oppressions, les agressions, les invasions et les guerres variées… il ne peut pas sortir de ce cycle… Et que les prétendues « révolutions » ne peuvent être entendues qu'au sens astronomique de ce mot qui signifie : mouvement des corps autour d'un centre de gravité. Lequel centre de gravité, toujours le même, est ici : le Pouvoir. Toujours un seul : le POUVOIR… » (p. 813)
C'est aussi, et à mes yeux il s'agit là de l'essence même du livre, ce qui m'a marqué le plus profondément, un cri d'amour saisissant d'une mère pour son enfant, qu'un instinct animal entraîne à lutter avec acharnement pour la survie de son fils. le drame d'Ida est de voir son petit garçon dépérir à cause du rationnement, du manque de soins médicaux, de l'ennui et de l'angoisse permanente dans laquelle il doit grandir sans rien pouvoir faire pour l'empêcher. La lecture en devient un crève-coeur, un véritable bouleversement. Au fur et à mesure que les pages se tournent, nous comprenons qu'
Elsa Morante est de nature pessimiste : elle fait dire à un de ses personnages en parlant à Useppe : « Vous êtes si différents que vous n'avez même pas l'air d'être frères. Mais vous vous ressemblez pour une chose : le bonheur. Ce sont deux bonheurs différents : le sien, c'est le bonheur d'exister. Et le tien, c'est le bonheur… de… de tout. Toi, tu es l'être le plus heureux du monde. Toujours, toutes les fois que je t'ai vu, j'ai pensé cela, dès les premiers jours où j'ai fait ta connaissance […] Toi, tu es trop gentil pour ce monde, tu n'es pas d'ici. Comme on dit : le bonheur n'est pas de ce monde. » Et l'auteure va s'acharner sur le petit Useppe pour prouver que le bonheur est forcément pollué par le monde extérieur, jusqu'à la redoutée et épouvantable implosion.
Je suis étonnée de voir si peu d'avis sur ce livre sur Babelio (seulement 16, avec ma p'tite contribution) et j'espère pouvoir convaincre quelques lecteurs de se lancer car il est des livres qui vous marquent profondément. Ils sont rares, mais celui-ci en fait partie.