Impossible de vous parler de la BD le pain nu sans contextualiser un minimum. le pain nu c'est d'abord un livre de
Mohammed CHOUKRI où il raconte la misère, la faim, la prostitution, la prison l'ignorance et la détermination. C'est le premier tome d'une trilogie autobiographique longtemps interdite au Maroc car porteuse d'une vérité crue qui choque et déplait.
Mohammed CHOUKRI est une fleur de trottoir il a poussé comme les mauvaises herbes sur le bitume en se nourrissant intellectuellement de ce qui passait à sa portée. Il avait plus de 20 ans quand il a appris à écrire, d'abord en prison, puis à l'école et c'est à force de détermination qu'il est devenu enseignant puis écrivain.
Abdelaziz MOURIDE lui est le pionnier de la BD au Maroc. Il a commencé clandestinement en prison quand il a relaté le traitement des prisonniers politique sous
Hassan II dans Les entrailles de mon pays qui deviendra ensuite
On affame bien les rats (une version augmentée). Il avait comme projet d'adapter en BD la trilogie de
Mohammed CHOUKRI, malheureusement il décède en 2013 et laisse en parti inachevé le pain nu.
Alors voilà vous comprendrez que déjà j'ai la pression : deux hommes qui ont combattu l'oppression, défendu leurs idées et se sont faits seuls. Deux hommes qui ont pris la plume et les crayons pour lutter pour la liberté et la dignité.
C'est donc une BD inachevée que je tiens entre mes mains. Certaines planches ne sont pas mises en couleur. Pour celles qui le sont les couleurs sont limitées jaune, orange, rouge, marron, parfois quelque touches de vert mais c'est très sombre, presque boueux. le trait est épais les visages déformés par la faim, la peur, l'épuisement, la haine. Ce n'est pas beau, c'est violent, choquant. Agression, pédophilie, prostitution le propos est cru les dessins aussi.
« J'ai été volé.
Combien ?
60 pésètes et mes souliers
T'as d'la chance on t'a pas violé. »
« Ne faites pas attention à cette pute elle est ivre.
La pute c'est ta mère pauvre con ! »
Vous voilà prévenus.
C'est difficile à lire et dérangeant : un vrai choc. Alors la dernière page tournée j'ai attendu et puis je l'ai relu et j'ai vu autre chose en plus de tout ça. J'ai vu la douleur et l'impensable jetés sur du papier pour dénoncer, pour exorciser. J'ai vu toute une société qui faisait semblant pour cacher la honte alors que deux hommes l'exposaient pour drainer la plaie, pour la rendre saine et lui permettre, enfin de guérir, de cicatriser.
Alors je ne sais pas si j'ai aimé ou pas, mais je sais que ce genre d'ouvrage c'est bien plus que des mots et des dessins sur du papier.
« Dans nos sociétés arabes, nous pensons des choses non vécues et nous vivons des choses non pensées. La force des tabous fait que nous avons tendance à taire nos problèmes liés à la misère, comme la prostitution ou les enfants des rues. Ce qui m'a frappé le plus dans ce livre [Le pain nu] ce n'est pas la vie dissolue du jeune Choukri, c'est le fait qu'un garçon qui a passé sa vie au fond des rues, dans la prostitution et l'alcool, renaît à vingt ans de ses cendres » (Yadh Achour, juriste tunisien)
Et puis il y a l'éditorial émouvant. Il y a les dernières pages sous forme de supplément qui nous parle d'
Abdelaziz MOURIDE. Et puis il y a tout l'amour et l'investissement qui relie le tout et qui transpire malgré le propos de l'ouvrage.
« Alors que j'écrivais ces lignes, le visage souriant d'Abdelaziz m'est apparu très souvent. Ce visage où rien de l'horreur qu'il avait vécu ne semblait jamais percer. Repose en paix Abdelaziz ». JF Chanson.
Ma liste d'incontournable à lire s'enrichit donc de 2 ouvrages : le pain nu version livre et la BD
On affame bien les rats.
Et puis surtout je remercie babelio pour cette superbe, bien que troublante, découverte et les éditions Alifbata qui ont pris la peine d'accompagner leur envoi d'un petit mot manuscrit et d'une cascade de marques pages. Une attention adorable.