« L'absence d'une théorie politico-économique viable tient au manque de réflexion systématique sur ce problème central qu'est la violence dans les sociétés humaines. […] le présent ouvrage propose un appareil conceptuel montrant comment, au cours des dix derniers millénaires, les sociétés ont exercé leur contrôle sur les activités politiques, économiques, religieuses et éducatives en vue d'endiguer la violence. » (P. 13)
Voilà comment, en deux phrases offertes au lecteur dès l'avant-propos, les auteurs de ce livre, grands pontes de l'Université américaine, se donnent comme ambition grandiose d'embrasser l'histoire de l'homme social, depuis la révolution néolithique jusqu'à nos jours. Lourde tâche que celle de
Douglass C. North,
John Joseph Wallis et
Barry R. Weingast ! Autant dire que, fermé dans les mains d'un lecteur curieux de connaissances, cette somme de 450 pages prend des airs séduisants de bible des sciences humaines. Alors, peut-être aurais-je dû ne pas l'ouvrir, ce livre…
Comme le suggère le titre, le coeur de ce travail réside dans la notion de violence et, plus particulièrement dans le contrôle de cette violence mis en oeuvre par l'État à travers son réseau d'institutions. En passant rapidement sur les sociétés de chasseurs-cueilleurs, les auteurs dégagent alors dans cette perspective deux formes typiques d'ordre social, qui suffisent à donner un cadre conceptuel à la totalité des États du globe : « l'État naturel » (85 % des sociétés contemporaines) et « l'ordre social d'accès ouvert » (les 15 % restants). Ces deux formes d'organisation des sociétés se structurent autour d'un antagonisme reposant sur le couple conceptuel répartition des potentiels de violence/degré d'ouverture à l'initiative individuelle. Ainsi, le principe de l'État naturel tient dans le fait qu'une coalition dominante d'individus (qui incarne l'État) contient la violence en organisant la distribution de rentes économiques entre les puissants ; ce qui les dissuade d'avoir recours à la violence pour faire valoir leurs intérêts : la violence, certes contenue, y est donc diffuse et la liberté individuelle d'entreprendre est inféodée au bon vouloir de la coalition dominante. La situation est exactement l'inverse dans la forme de la société d'accès ouvert, dans laquelle l'accès à l'économie et à la politique est possible pour tout citoyen, alors que la violence procède d'un monopole légitime et encadré d'un État (merci
Max Weber) dépersonnalisé qui est l'expression de la souveraineté du peuple (merci
Jean-Jacques Rousseau). Au sein-même de ces deux idéals-types, les auteurs développent des typologies précises, établissent des caractéristiques communes, mettent en oeuvre des classifications abouties, etc. La démarche est louable, dans la mesure où, au-delà du choix méthodologique d'unifier des théories issues de différents domaines des sciences humaines, l'appareil conceptuel repose sur des articulations logiques qui, pour le moins, ne semblent pas échouer a priori à baliser l'étude des différents ordres sociaux. Mais, de toute évidence, la visée exhaustive et objective du début (peut-être utopique) a dû être abandonnée en route.
En effet, les limites conceptuelles du livre apparaissent sous les traits d'un surgissement inévitable de la subjectivité de ses auteurs – presque un aveu de faiblesse –, lorsque ces derniers, pour légitimer le passage de l'État naturel à la société d'accès ouvert autrement que par la magnanimité des dominants ou les aspirations universalistes du citoyen lambda, se voient contraints de postuler une efficacité optimale de principe du libéralisme. L'hypothèse fait ici office de vérité et les chantres du libéralisme le plus décomplexé de nous expliquer que l'ouverture économique et l'ouverture politique des sociétés sont les tenants interdépendants d'une conjoncture idéale, qui mêle prospérité et justice sociale. Les thèses développées sont tout à fait pertinentes lorsqu'il s'agit de rendre compte par exemple de la polarisation des pouvoirs parmi l'élite (sur ce point, le livre contient une analyse intéressante de l'évolution du droit foncier anglais) ou de montrer que toute rupture qui installe une société d'accès ouvert résulte d'une prise de conscience par les élites de leur intérêt à étendre leurs droits à une part plus large de la société (parce que, paradoxalement, cela permet de les garantir) ; mais, lorsqu'il est question de croyances communes et unanimement partagées en les bienfaits du libéralisme, ou du libéralisme comme source de “destruction créatrice” (merci
Schumpeter) et donc, comme moteur du développement humain, le manque de rigueur dans l'argumentation est manifeste. En ce sens, le système proposé est partial.
Or, en tant qu'il repose exclusivement sur le contrôle de la violence physique, en faisant de celle-ci la grande oubliée des sciences sociales, il est également partiel. Quid de la violence symbolique qui, au moins depuis Bourdieu, est un pôle problématique majeur en matière d'étude des rapports sociaux, qui plus est des rapports régis par un cadre institutionnel ? Visiblement, c'est un champ d'étude qui n'a pas traversé l'océan Atlantique.
En définitive, cet ouvrage souffre de sa trop grande ambition. Pris comme une étude empirique du contrôle étatique de la violence physique et de l'organisation des rapports sociaux qui en découle, c'est un travail intéressant, dont les exemples historiques précis, parfois relativement exotiques, ne manqueront pas de satisfaire la curiosité du lecteur. Mais, pris dans sa dimension systémique revendiquée, c'est un double échec : à la fois sur le plan de l'objectivité et sur celui de l'exhaustivité.
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