Le jour de ma mort
Dans une ville, Trieste ou Udine,
le long d’une allée de tilleuls,
au printemps quand les feuilles
changent de couleur,
je tomberai mort
sous le soleil qui brûle
blond et haut,
et je fermerai les yeux,
laissant le ciel à sa splendeur.
Sous un tilleul tiède de verdure
je tomberai dans le noir
de ma mort qui dispersera
les tilleuls et le soleil.
Les beaux jeunes garçons
courront dans cette lumière
que je viendrai de perdre,
essaimant des écoles,
les boucles sur le front.
Je serai encore jeune
en chemise claire,
les cheveux tendres en pluie
sur la poussière amère.
Je serai encore chaud,
et courant sur l’asphalte
tiède de l’allée,
un enfant posera sa main
sur mon ventre de cristal.
Je regarde le soleil
des mortes étés,
je regarde la pluie,
les feuilles, les grillons.
Je regarde mon corps
de quand j’étais enfant,
les tristes dimanches,
la vie perdue.
Aujourd’hui te revêtent
la soie et l’amour,
c’est aujourd’hui dimanche,
demain on meurt.
MYSTERE
J'ose lever les yeux
sur les cimes sèches des arbres,
vers le seigneur invisible, mais sa lumière
ne cesse de briller immense.
De toutes les choses que je sais
une seule m'est présente au cœur :
je suis jeune, vivant, abandonné,
corps de désir consumé.
Je m'arrête un moment sur l'herbe
de la rive, entre les arbres nus,
puis je marche, j'avance sous les nuages,
et je vis avec ma jeunesse.
TABLEAUX FRIOULANTS
Sans manteau, dans l'odeur de jasmin
je me perds dans ma promenade vespérale,
respirant – avide et prostré, jusqu'à
ne plus exister, à être fièvre dans l'air,
la pluie qui germe et le ciel bleu
qui plombe durement sur les chaussées, signaux,
chantiers, troupeaux de gratte-ciel, amas
de déblais et d'usine, pénétrés
d'obscurité et de misère...
Je marche sur une sordide boue durcie, et je rase
des taudis récents et délabrés, à la lisière
de chauds terrains herbeux...Souvent l'expérience
répand autour d'elle plus de gaieté, plus de vie,
que l'innocence ; mais ce vent muet
remonte de la région ensoleillée
de l'innocence...L'odeur précoce et fragile
de printemps qu'il répand, dissout
toute défense dans ce cœur que j'ai racheté
par la seule clarté : je reconnais d'anciens désirs,
délires, tendresses éperdues,
dans ce monde agité de feuilles.
Je me lève avec les paupières en feu.
L'enfance blême sous la barbe
poussée pendant le sommeil, sous ma chair
amaigrie, se scrute avec la lumière
fondue dans mes yeux consumés.
Je finis ainsi dans le sombre incendie
d'une jeunesse détournée
de l'éternité; je me brûle ainsi, il est inutile
- si l'on y pense - d'être autrement, d'imposer
des limites au désordre : c'est ainsi que m'entraîne
toujours plus frustre, avec un visage desséché
dans son aspect d'enfance, vers un ordre calme
et fou, le poids de mes jours perdus
en de muettes heures de gaieté, en de muets
instants de terreur...
PIER PAOLO PASOLINI / UNE VIE VIOLENTE / LA P'TITE LIBRAIRIE