La "suite" de La civilisation du poisson rouge ?
Raccourci un peu rapide car à la la pandémie est passée par là et nous a plongés dans l'époque de l'écran total au point que "Nous nous demandons s'il nous faut nous adapter encore à la vie dans les écrans, ou au contraire prendre acte que nous avons déjà été changés par les écrans rétroéclairés, à notre corps et visage défendant."
Et autant d'autres questions toutes aussi angoissantes que métaphysiques : " Quand est-on dedans, quand est-on dehors ? Est-ce la maison qui s'invite au travail, ou l'inverse ? La vie privée qui devient publique, ou l'inverse ? La vie qui s'invite sur écran, ou l'écran qui délimite la vie ? le réel qui s'impose au virtuel, ou le réel qui se virtualise ?. L'imbrication est absolue, dans le temps comme dans l'espace."
Car c'est bien de cela qu'il est question à l'heure des algorithmes et de " l'intelligence " artificielle :
- l'être en tant qu'individu et de son libre arbitre :" la place du libre arbitre humain dans le monde des algorithmes, et celle du citoyen dans celui de l'hypercapitalisme numérique" ;
- du néant : "Les poissons que nous sommes ne choisissent plus leur eau : partout, elle se trouble, à mesure que les courants se font plus nombreux et plus rapides. Confusion et accélération marquent notre univers" ;
-de l'identité : " la schizophrénie de profil, qui nomme, peut-être maladroitement, le fait de se perdre dans le kaléidoscope de ses propres profils et identités en ligne" ;
- et du changement : "Les freins bricolés çà et là ne font pas le poids face à la puissance du moteur d'accélération et de vitalisation. Et rien ne dit que l'ensemble des grandes plateformes adopteront ce type d'outils sans y être contraintes. D'une certaine façon, il n'est plus temps".
- de la causalité et de la possibilité :
Shoshana Zuboff (auteure de
L'âge du capitalisme de surveillance) de proposer un ensemble de questions qui sont au coeur des politiques à venir dans la société des données. Qui (quelle personne, quelle entreprise, quelle institution) sait ? Qui décide qui sait ? Qui décide qui décide qui sait ? La nature du dernier « qui », celui qui décide in fine, dira si nous basculons dans une dictature des données ou une démocratie des données, ce que l'on pourrait appeler, par néologisme, la datature ou la datacratie.
- elle questionne la connaissance du monde, des choses et des processus en tant qu'ils existent « au-delà » et indépendamment de l'expérience sensible que nous en avons.
Il va nous falloir gouverner les monstres si nous ne voulons pas qu'ils nous gouvernent. Devenir des sujets pour ne plus être de simples objets de leurs calculs. Une régulation s'impose. Partout, elle s'ébauche, mais ce qu'elle dessine n'est nulle part identique. le seul accord tient à sa nécessité. Mal pensée, elle est contreproductive. Absente, elle laisse advenir des catastrophes. L'histoire le prouve.
A titre d'exemple l'auteur cite le Sénat chilien qui a proposé, fin avril 2021, à l'unanimité, que soient inscrits dans la constitution les droits du cerveau à ne pas être sollicité sans pleine conscience. Ne pas être soumis à la captologie. Les quatre propositions établissent les conditions de préservation des individus du « brain hacking » (piratage de cerveau) : même rapport, pour tous, aux technologies ; préservation des données de l'esprit humain pour éviter leur trafic, encadrement du rôle des « neuroalgorithmes » ; et limitation des capacités d'écriture dans le cerveau. « Aucune autorité ou individu » ne doit pouvoir « augmenter, diminuer ou perturber l'intégrité individuelle physique et psychologique sans consentement approprié » en utilisant le pouvoir des nouvelles technologies sur le cerveau humain.
Comme le premier volume les exemples et extraits d'étude sont les bienvenus pour étayer le propos, et sont parfois vertigineux car les stupidités de l'intelligence artificielle sont bien réelles : Les réseaux ont partagé un éclat de rire général quand, fin mars 2021, la page du village français de Bitche a été supprimée. Ce village, dont le nom en anglais signifie « salope », était en « violation des conditions applicables aux pages Facebook ». Avant que tout soit réglé par intervention humaine, la commune avait pu relancer sa page en adoptant le nom poétique de « Mairie 57230 ». L'IA maîtrisait plus les insultes que l'histoire de France, n'ayant sans doute pas scrollé l'histoire de la guerre entre la France et la Prusse de 1870, et donc pas identifié le siège de 230 jours qu'avait connu la ville.
L'intelligence artificielle n'est ni artificielle (elle nécessite beaucoup de travail humain), ni intelligente. Ce qui ne veut pas dire qu'elle est diminuée d'effets.
Pour en revenir à une expérience sensible LEVONS LES YEUX mais sans cette fonctionnalité mise an place par nos chers GAFAM une fonctionnalité appelée « head's up », littéralement « on relève la tête ». Un concept simple pour une formule compliquée : à chaque fois que nous serons en risque, notre téléphone nous intimera l'ordre de relever la tête. Parmi les injonctions, les messages de prudence, et celui-ci : « levez les yeux au ciel ».
Comme le rappelle l'auteur : "Je fais partie d'une génération qui pouvait encore déambuler sans écouteurs dans les oreilles et sans écran de portable niché au creux de la main, qui pouvait marcher les mains dans les poches, le regard vagabond passant du chemin au ciel, la pensée refusant tout apprivoisement, passant de l'important au dérisoire, du personnel à l'universel, du présent à la mémoire, et de l'émotion à la méditation. Les philosophes le savent : la marche, c'est une pensée en mouvement. C'est aussi une prière que l'on fait avec ses deux jambes, une communion avec ce qui nous entoure dans l'oubli involontaire de soi-même. C'était un cadeau et nous ne le savions pas. C'était une grâce et nous avons encore du mal à mesurer l'ampleur d'une perte qui nous affecte tous. Nous nous sommes laissé enfermer, morceau par morceau, et nos marches ressemblent désormais aux parcours de robots."
Mais pas besoin de machine pour marcher à nouveau, les mains dans les poches, le regard perdu, l'humeur changeante, et penser par nous-mêmes...
Et le dernier mot de ma critique je le laisse à
Sylvain Tesson qui dans son ouvrage Un été avec
Homère écrit : "Comme
Homère rirait s'il apprenait que nous parlons d'« augmenter la réalité », de repousser les limites, d'explorer des planètes, d'atteindre des espérances de vie de mille ans. Comme ils grinceraient, les dieux grecs, en s'apercevant que des chercheurs de la Silicon Valley se félicitent de recomposer un monde technologique au lieu de se contenter de celui dont ils disposent et d'en protéger la fragilité. Quel étrange phénomène ! On assiste à un enflammement du désir de créer une autre réalité au fur et à mesure que la réalité immédiate se dégrade autour de nous. Plus l'homme salope ses alentours, plus les démiurges du monde virtuel promettent des lendemains technologiques et plus les prophètes annoncent les paradis d'outre-vie. Quelles sont la cause et la conséquence de l'usure du monde ? Ceux qui veulent augmenter la réalité cherchent-ils une solution à la dégradation du monde ou en sont-ils les accélérateurs ? C'est une question homérique, car elle renvoie à la vénération simple des richesses réelles du monde, au danger de se prendre pour un dieu, à la nécessité de mesurer ses forces, de restreindre ses appétits, à l'impératif de se contenter de sa part d'homme."