J’habite au « premier étage porte face ». C’est comme de donner son matricule à l’armée : «5-rue-Rémy-de-Gourmont-premier-étage-porte-face ». Ou quand je vais acheter du pain après avoir descendu ces grands escaliers du « stade », comme on dit, sans ajouter Bergeyre, que nous croyions être une bergère.
C’est à force de monter et descendre ces escaliers immenses plusieurs fois par jour que je suis devenu un champion de course à pied, de sprint surtout. Je les ai comptées. Il y a soixante quatorze marches. Mais ça dépend lequel, il y en a trois. Le plus long c’est celui que j’emprunte pour aller voir ma cousine. Je bats tout le monde. Enfin presque.
Patrick et moi, nous adorons les étrilles et quelques fois on essaie d’en attraper avec un haveneau. On en parle encore ensemble. Le meilleur moment, ce sont les grandes marées quand le pont d’Yeu se découvre. On dirait qu’il veut rattraper l’île d’Yeu qu’on voit au loin. Guillaume Artus, le paysan de la Parée d’eau, dit que c’est mauvais signe pour le temps si on voit les îles. Parce qu’il y a aussi Noirmoutier. Quand le pont d’Yeu se découvre à marée basse, on a juste deux heures pour y aller pêcher. Après, la mer remonte et le recouvre. Il y a des gens imprudents qui se sont noyés. C’est un peu comme le Gois pour Noirmoutier. On cherche surtout des coquillages comme les praires et les palourdes. Au bout, on voit les restes de l’épave d’un bateau portugais qui s’est échoué un jour. Il transportait de la vaisselle. Je ne sais pas pourquoi, on sait bien fabriquer la vaisselle en France, quand même !
L’État ne fonctionne donc pas à la « légitimité » ou au « consentement », il fonctionne à la puissance, c’est-à-dire au pouvoir d’affecter. Il affecte d’un affect commun et, par là, détermine en tous des désirs d’actions conformes. En tous, à quelques variantes près sans doutes. Différenciation des affects induits par la puissance étatique au travers des différentes complexions individuelles. Certains se conforment aux réquists d’État sous le coup de la peur. D’autres sous l’affect triste du mauvais gré, d’un rapport de puissance par trop défavorable. D’autres encore par adhésion joyeuse à l’ordre qui leur est prescrit-et le « consentement » n’est pas la manifestation éclairée de l’authenticité d’un sujet qui acquiesce en toute autodétermination mais d’une détermination extérieure à agir conformément…
On regarde discrètement ceux qui se sont éloignés pour marcher en rond, mains dans les poches. Tourner comme des lions en cage. D’autres prient. Cela peut sembler dérisoire. Celui qui peut décider de notre vie ou de notre mort est en face pas en haut. Mais cela aide certains. Nous sommes différents dans la vie. Et dans la mort… ? Difficile de répondre. Il va falloir y aller. Nous n’avons pas peur nous les pionniers en ce soir d’octobre 1952. Le DR8 est arrivé sur le front le 12 avril 1952. Cela fait à peine six mois. On se fait tirer dessus par les chinois depuis une semaine. Au début ça allait, mais depuis quelques jours les tirs se sont intensifiés. Cela devient évident, ils se règlent. Et puis il y a des informations alarmantes concernant une attaque certaine de la 281.
Et puis, je me sens un peu lâche au fond. Si je n’ai rien dans les mains en arrivant de quoi aurais-je l’air ? Il faut sauver les apparences. Je n’ai jamais eu de conversation. Nos relations montrent une certaine différence dans nos centres d’intérêt. J’évoque quelques souvenirs. Mais que reste-t-il de ce temps si lointain. Beaucoup peut-être. Je me mets à la tâche. « Pas un jour sans une ligne » comme dit Michel de Montaigne. Oui cela fait un peu savant, mais tu vois, c’est comme dire « pas un seul jour sans penser à toi ». Chaque ligne me rapproche de toi comme chaque jour qui passe. C’est mieux de te le dire comme ça. Parce que pour toi l’école n’a été qu’une suite discontinue d’épisodes.
Écrire, c’est donc aussi jouer les illusionnistes. Sortons les mensonges de nos chapeaux. Nous finirons par les croire. Nous servons d’exemple et nos mots, nos pensées, sont donc instrumentalisées. Puisque ce monde nous dépasse, disons que nous sommes responsables de ce qu’il est. C’est par l’exemple que nous pouvons convaincre. N’imposons rien, proposons. Je préfère la beauté des femmes ordinaires.