[ Incipit ]
Dans la cour...
Je suis sournoise et vilaine, en plus d'être vieille. J'habite au fond de la cour, derrière les poubelles. J'ai une fenêtre. A doubles ventaux. De ma fenêtre, je vois la porte d'entrée. Tous les gens qui entrent, je les vois. Et je note. Tout. Sur des calepins à spirales à petits carreaux. Au crayon. Au crayon de papier attaché avec un lacet rouge. Les lacets rouges, ce n'est pas si simple à trouver. Je cherche, je préfère les rouges. Les spirales, c'est mieux pour arracher les pages. Je n'efface pas. Je ne rature pas. Je déchire. Tous ceux qui ne me plaisent pas. Le crayon de papier, ce n'est donc pas pour effacer. C'est pour marquer le temps. Peu à peu, on s'amenuise, on disparaît. Les carnets, c'est parfait pour les poches. D'ailleurs, j'en ai partout, des poches. C'est une obsession. Sans doute parce que j'ai manqué quand j'étais petite. De nourriture. D'affection. Mais aussi de petites choses frivoles et délicieuses : une tartine de pain croustillant revêtue de beurre et saupoudrée de cacao, j'en ai salivé pendant des années, ou posséder une jupe à volants qui tourne avec une poupée aux cheveux d'or lisse dans les bras. On devient une autre avec une jupe qui tourne. Ou bien se frotter à une joue duveteuse poudrée d'iris, des joues de velours odorantes pour petite fille affamée. Le rêve.
J'ai résisté au couple en tout genre, à la maternité, à l'exclusivité. J'ai choisi. Ils m'ont aimée et je leur ai bien rendu quoiqu'ils en pensent. Je ne pouvais pas être à un seul. Donner la vie. Je ne voulais pas perpétuer mon nom, ma chair. Je voulais être libre de vivre. De mourir. Quand je le voulais. Comme je le voulais.
Alors, je chante ! C'est ma façon de pleurer en-dedans.