Concernant la prostitution, le débat entre abolitionnistes (avec quelques aménagements du prohibitionnisme) et réglementaristes (avec quelques aménagements de la libéralisation inconditionnelle) est caractérisé par l'étrange circonstance que les deux positions opposées peuvent être également défendues par des arguments féministes : à la limite et sans aucune caricature, les deux font usage des notions d'aliénation et d'émancipation. Aussi bien parmi les recherches que parmi les témoignages des prostitué.e.s, l'on trouve en nombre comparable des pro- et des anti-prostitution. Gêné voire incapable de trancher sur la question, longtemps j'ai défendu la thèse de bon sens que l'on a affaire, en matière de prostitution (à l'instar, sur de tout autres sujets, de la dénommée « famille monoparentale » et peut-être aussi de la toxicomanie), à un amalgame entre deux phénomènes qu'il conviendrait de tenir distincts selon la nature volontaire ou bien contrainte de la situation, en d'autres termes selon la prépondérance des déterminants psychologiques ou bien sociologiques dans un libre arbitre somme toute assez relatif.
Dans cet essai qui est résolument abolitionniste, la démonstration passe par un argument d'échelle. L'échelle individuelle et micro-sociologique est délibérément écartée, les témoignages sont réfutés et/ou négligés (parqués en appendice), à la faveur de l'échelle macro, qui étudie les facteurs économiques, politiques, juridiques transnationaux, en relation avec le néo-libéralisme et ses mécanismes de domination (patriarcaux et capitalistes-mafieux) dans un contexte de dérégulation, de crises économiques et politiques internationales, de flux de capitaux et de migrations entravées des personnes, d'inégalités géographiques croissantes, et surtout dans le cadre d'une effarante complicité entre le pouvoir de la finance et celui de la criminalité organisée à l'échelle mondiale. À une telle échelle, logiquement, et eu égard à l'ampleur vertigineuse des intérêts financiers en jeu, la question du consentement (occasionnel ou durable ou pérenne) de la personne prostituée disparaît tout simplement. Ce qui domine, ce sont les grandes tendances libérales vers la banalisation idéologique de la marchandisation des personnes (femmes et enfants d'abord) et de leur sexe. On peut aussi accepter que les modifications des conditions de production, « l'industrialisation » du secteur du commerce du sexe a complètement métamorphosé la prostitution dans le contexte néolibéral des quarante dernières années.
Vu de France, pays relativement abolitionniste, même si la dernière loi de pénalisation des clients prostitutionnels et des proxénètes est très largement inappliquée, l'immensité du phénomène et l'explosion de son volume financier sont peut-être moins évidents qu'ailleurs : nous sommes assez éloignés des flux d'importation (Allemagne, Pays-Bas, Japon, États-Unis) ainsi que d'exportation (ex-bloc communiste, Asie du Sud-Est, Brésil etc.) de l'industrie du sexe, hormis comme touristes sexuels. Il semble aussi peu évident, et peut-être même arbitraire, de réunir dans un même argumentaire la traite des êtres humains aux fins de prostitution, l'industrie pornographique, celle des « mariages par correspondance » et ledit secteur du tourisme sexuel, même si l'on devine la perméabilité des frontières de ces secteurs côté offre. Pourtant, une analyse globale tenant compte également de l'impact des conflits internationaux dans l'organisation quasi instantanée des trafics criminels de tout ce qui est fort lucratif car situé dans les zones grises de la légalité – armes, stupéfiants, migrants clandestins, prostitution, trafics d'organes et d'oeuvres d'art/antiquités – chiffres en main se révèle à la fois très convaincante et absolument terrifiante.
Cette étude est désormais datée (rédigée en 2004), elle est parfois un peu rébarbative par l'abondance des données quantitatives, la minutie des détails juridiques, la foison des références bibliographiques ; elle entre parfois dans des polémiques acrimonieuses de menu détail contre les positions des adversaires, même si une grande honnêteté intellectuelle est appréciable par ex. sur la question de l'impossibilité de démontrer un quelconque effet psychologique pernicieux ou dangereux de la consommation pornographique – contrairement à l'idée reçue (et aux arguments abolitionnistes). À ce propos, même une fois que le lecteur a compris la raison d'être et accepté la pertinence du chap. III (cf. infra) concernant la pornographie, complémentaire par rapport à la prostitution – du côté de l'offre et non de la demande, naturellement – il m'a semblé que l'industrie pornographique a tellement évolué ces vingt dernières années que la démonstration faiblit, justement du point de vue de la production et des « conditions de recrutement et de travail ».
Néanmoins, ce que j'ai apprécié le plus dans cette lecture, c'est le cadre éthique de la critique du néolibéralisme par la notion souvent galvaudée de marchandisation, qui, cependant, est particulièrement pertinente lorsqu'il est question du corps et du sexe notamment dans les conditions d'extrême vulnérabilité qui entourent l'exercice de ces activités-là.
Table des matières [et appel des cit.]
Introduction
1. le plan
2. Les concepts
Chap. Ier : Mondialisation et industrialisation du commerce du sexe [cit. 1]
1. L'ampleur de
la mondialisation des industries du sexe
2. Un cas d'espèce : les anciens pays « socialistes » européens
3. Autres facteurs de l'expansion des industries du sexe
4. Les conflits armés et l'essor de la prostitution
5. Agences internationales de rencontre et de mariage par correspondance [cit. 2]
Chap. II : Prostitution, crime organisé et marchandisation [cit. 3]
1. Migration, traite des êtres humains et crime organisé
2. La marchandisation des êtres humains [cit. 4]
3. le façonnement des marchandises en aval
4. le façonnement des marchandises en amont
5. La vénalité triomphante
Chap. III : L'envahissement pornographique ou la tyrannie du nouvel ordre sexuel
1. L'industrie pornographique aujourd'hui [cit. 5]
2. Les effets de la consommation de la pornographie
3. L'étalement pornographique
Chap. IV : Libéralisme, « travail du sexe » et soumission aux valeurs marchandes
1. Les dérives libérales sur la prostitution et la traite [cit. 6]
2. Un double mouvement de légitimation [cit. 7]
Conclusion
Appendices
Annexe