Manon Lescaut, c'est le XVIIIe siècle en majesté. Non qu'ici il soit question d'une princesse innocente qui découvrirait l'amour, mais ce destin d'un couple hors norme est conté avec une telle maîtrise, tant du point de vue du style que de l'intrigue, qu'on ne peut que s'incliner.
Cette histoire d'une tragique passion entre deux amants qui refusent leur destin tracé (le couvent pour Manon et l'ordre de Malte pour le chevalier des Grieux) préfigure même le siècle littéraire suivant par son romantisme exacerbé.
Du confort à la prison, jusqu'au départ forcé en Amérique,
Manon Lescaut justifie cette sentence de Pascal : « le coeur a ses raisons que la raison ne connaît point. »
Manon Lescaut c'est aussi vivre pour vivre, sans le souci du lendemain ; une recherche insouciante du bonheur, au mépris des règles, lesquelles font loi, comme l'éprouveront douloureusement Manon et Des Grieux.
Ce serait donc une erreur de croire que cette fiction n'est qu'une ode à l'amour. Au contraire, on peut y lire une certaine mise en garde contre la recherche effrénée des plaisirs et ses débordements. « Puissent vos criminels plaisirs s'évanouir comme une ombre ! », espère Tiberge, l'ami vertueux du chevalier. Car ce dernier, devenu aussi inconstant que sa bien-aimée – courtisane à ses heures – va jusqu'à l'escroquerie pour assouvir sa passion pour Manon.
Le narrateur, en préambule, met d'ailleurs en garde le lecteur : « J'ai à peindre un jeune aveugle, qui refuse d'être heureux, pour se précipiter volontairement dans les dernières infortunes ; qui, avec toutes les qualités dont se forme le plus brillant mérite, préfère, par choix, une vie obscure et vagabonde, à tous les avantages de la fortune et de la nature ; qui prévoit ses malheurs, sans vouloir les éviter ; qui les sent et qui en est accablé, sans profiter des remèdes qu'on lui offre sans cesse et qui peuvent à tous moments les finir ; enfin un caractère ambigu, un mélange de vertus et de vices, un contraste perpétuel de bons sentiments et d'actions mauvaises. »
Manon Lescaut – dont le titre complet est :
Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut – est donc un roman paradoxal puisqu'on ne retient souvent que le destin tragique de ces deux amants, auxquels on pardonne volontiers tous les écarts, si contraires soient-ils à une certaine idée de la morale. Et c'est là le génie de l'abbé Prévost, qui s'incline jusque dans la narration puisque c'est par la voix du chevalier lui-même que nous découvrons son histoire. le chevalier a alors tout loisir d'excuser ses inconduites et surtout : celles de Manon.
Ce roman fait quelque part l'aveu que les sentiments amoureux échappent à l'analyse froide et au jugement. Et le lecteur est caution de tous les crimes pourvu que l'amour soit sauf. Ce que Des Grieux exprime par cette phrase adressée à son père : « C'est l'amour, vous le savez, qui a causé toutes mes fautes. Fatale passion ! Hélas ! n'en connaissez-vous pas la force, et se peut-il que votre sang, qui est la source du mien, n'ait jamais ressenti les mêmes ardeurs ? L'amour m'a rendu trop tendre, trop passionné, trop fidèle et, peut-être, trop complaisant pour les désirs d'une maîtresse toute charmante ; voilà mes crimes. »
Il n'en reste pas moins vrai que ce couple, formé par Manon et le chevalier des Grieux, a traversé le temps et trouve désormais sa place dans l'éternité des amoureux mythiques, qui compte entre autres Orphée et Eurydice et les amants de Vérone.