Dans un seau de l’eau fraîche traîne à terre, toute poussée encore par le pied rapide qui l’a vivement dérangée. Un couteau qu’on y a vivement caché et qui marque la précipitation de la jouissance, soulève les disques d’or des citrons qui semblent posés là par le geste de la gourmandise, complétant l’appareil de la volupté. Maintenant venez jusqu’à la cuisine dont l’entrée est sévèrement gardée par la tribu des vases de toute grandeur, serviteurs capables et fidèles, race laborieuse et belle. Sur la table les couteaux actifs, qui vont droit au but, reposent dans une oisiveté menaçante et inoffensive. Mais au-dessus de vous un monstre étrange, frais encore comme la mer où il ondoya, une raie est suspendue, dont la vue mêle au désir de la gourmandise le charme curieux du calme ou des tempêtes de la mer dont elle fut le formidable témoin, faisant passer comme un souvenir du Jardin des Plantes à travers un goût de restaurant. Elle est ouverte et vous pouvez admirer la beauté de son architecture délicate et vaste, teintée de sang rouge, de nerfs bleus et de muscles blancs, comme la nef d’une cathédrale polychrome. À côté, dans l’abandon de leur mort, des poissons sont tordus en une courbe raide et désespérée, à plat ventre, les yeux sortis. Puis un chat, superposant à cet aquarium la vie obscure de ses formes plus savantes et plus conscientes, l’éclat de ses yeux posés sur la raie, fait manoeuvrer avec une hâte lente le velours de ses pattes sur les huîtres soulevées et décèle à la fois la prudence de son caractère, la convoitise de son palais et la témérité de son entreprise. L’oeil qui aime à jouer avec les autres sens et à reconstituer à l’aide de quelques couleurs, plus que tout un passé, tout un avenir, sent déjà la fraîcheur des huîtres qui vont mouiller les pattes du chat et on entend déjà, au moment où l’entassement précaire de ces nacres fragiles fléchira sous le poids du chat, le petit cri de leur fêlure et le tonnerre de leur chute.
« Allez voir, dans la galerie des Pastels, les portraits que Chardin fit de lui-même, à soixante-dix ans. Au-dessus de l’énorme lorgnon, descendu jusqu’au bout du nez qu’il pince de ses deux disques de verre tout neufs, tout en haut des yeux éteints, les prunelles usées sont remontées, avec l’air d’avoir beaucoup vu, beaucoup raillé, beaucoup aimé, et de dire avec un ton fanfaron et attendri : « Hé bien oui, je suis vieux ! » Sous la douceur éteinte dont l’âge les a saupoudrées, elles ont de la flamme encore. Mais les paupières fatiguées comme un fermoir qui a trop servi sont rouges au bord. Comme le vieil habit qui enveloppe son corps, sa peau elle aussi a durci et passé. Comme l’étoffe elle a gardé, presque avivé ses tons roses et par endroits s’est enduite d’une sorte de nacre dorée. Et l’usure de l’une rappelle à tous moments les tons de l’usure de l’autre, étant comme les tons de toutes les choses finissantes, depuis les tisons qui meurent, les feuilles qui pourrissent, les soleils qui se couchent, les habits qui s’usent et les hommes qui passent, infiniment délicats, riches et doux. On s ’étonne en regardant comme le plissement de la bouche est exactement commandé par l’ouverture de l ’œil à laquelle obéit aussi le froncement du nez. Le moindre pli de la peau, le moindre relief d’une veine, est la traduction très fidèle et très curieuse de trois originaux correspondants : le caractère, la vie, l’émotion présente. Désormais, dans la rue ou dans votre maison, j’espère que vous vous pencherez avec [un] intérêt respectueux sur ces caractères usés qui, si vous savez les déchiffrer, vous diront infiniment plus de choses, plus saisissantes et plus vives que les plus vénérables manuscrits. »
Sur ce buffet où, depuis les plis raides de la nappe à demi relevée jusqu’au couteau posé de côté, dépassant de toute la lame, tout garde le souvenir de la hâte des domestiques, tout porte le témoignage de la gourmandise des invités. Le compotier aussi glorieux encore et dépouillé déjà qu’un verger d’automne se couronne au sommet de pêches joufflues et roses comme des chérubins, inaccessibles et souriantes comme des immortels. Un chien qui lève la tête ne peut arriver jusqu’à elles et les rend plus désirables d’être vainement désirées. Son oeil les goûte et surprend sur le duvet de leur peau qu’elle humecte, la suavité de leur saveur. Transparents comme le jour et désirables comme des sources, des verres où quelques gorgées de vin doux se prélassent comme au fond d’un gosier, sont à côté de verres déjà presque vides, comme à côté des emblèmes de la soif ardente, les emblèmes de la soif apaisée. Incliné comme une corolle flétrie un verre est à demi renversé ; le bonheur de son attitude découvre le fuseau de son pied, la finesse de ses attaches, la transparence de son vitrage, la noblesse de son évasement. À demi fêlé, indépendant désormais des besoins des hommes qu’il ne servira plus, il trouve dans sa grâce inutile la noblesse d’une buire de Venise.
Manuscrit autographe [13].
Zoom : cliquer sur l’image. Manet, Lola de Valence, 1862.
Dans ces chambres où vous ne voyez rien que l’image de la banalité des autres et le reflet de votre ennui, Chardin entre comme la lumière, donnant à chaque chose sa couleur, évoquant de la nuit éternelle où ils étaient ensevelis tous les êtres de la nature morte ou animée, avec la signification de sa forme si brillante pour le regard, si obscure pour l’esprit. Comme la Princesse réveillée, chacun est rendu à la vie, reprend des couleurs, se met à causer avec vous, à vivre, à durer.
Comme les objets coutumiers, les visages habituels ont leur charme. Il y a plaisir à voir une mère examiner la tapisserie de sa fille, les yeux pleins de passé de l’une qui sait, qui calcule et qui prévoit, les yeux ignorants de l’autre. Le poignet, la main ne sont pas moins significatifs que les autres, et, en face d’un spectateur digne de l’apprécier, un petit doigt est encore un excellent interprète qui joue son rôle dans le caractère, avec une agréable vérité.
MARCEL PROUST / DU CÔTÉ DE CHEZ SWANN / LA P'TITE LIBRAIRIE