Tite Et Bérénice de
Pierre Corneille subit toujours un peu l'ombre de sa consoeur et rivale
Bérénice de
Jean Racine. Dès l'origine, la
Bérénice de Racine fut conçue dans l'urgence comme une adversaire destinée à sortir juste avant la pièce de
Corneille (une semaine seulement) et à siphonner tout le public potentiel au théâtre concurrent.
Je sais que Babelio fourmille d'amoureux des enquêtes, de gens qui adorent voir un têtu à la Columbo pinailler sur un détail pour en faire surgir du sens et tout ce registre de l'herméneutique des scènes de crime. C'est passionnant, il est vrai. Mais c'est tellement plus fort encore quand c'est vous-même qui menez l'enquête.
Ne vous y trompez pas, je ne m'en viens pas vous parler de cette fameuse série jeunesse des années 1980 " Les aventures dont VOUS êtes le héros ", qui avait certes plein de qualités et qui est la mère spirituelle des jeux de rôle. Non, ici, je viens vous parler d'une vraie petite manière d'enquête historique et ce livre est l'outil idéal pour s'y plonger en mettant en regard deux pièces nées à une semaine d'intervalle.
L'année 1670 est une année faste pour le théâtre français.
Molière signe l'une de ses meilleures pièces, le Bourgeois Gentilhomme, les deux tragédiens vedette du moment,
Corneille le finissant et Racine le montant sont donc très attendus.
Louis XIV est un jeune roi à qui tout sourit (du moins beaucoup de choses) et dont le pouvoir, peu à peu, ressemble de plus en plus à celui d'un empereur romain. Il convient donc de le brosser un peu dans le sens du poil lorsque vous voulez faire votre route au royaume de France.
Ce livre nous permet de retracer, outre cette période qui transparaît partout en filigrane, l'une des plus belles courses à l'échalote de l'histoire littéraire. On sait que c'était souvent le cas à l'époque de la Grèce antique, à qui allait coiffer l'autre sur le poteau puisqu'il y avait une sorte de concours. On sait aussi que l'une des dernières grandes empoignades de ce genre entre deux cadors s'est soldée par un match nul entre
Oscar Wilde (
Le Portrait de Dorian Gray) et
Sir Arthur Conan Doyle (Le Signe Des Quatre).
Projetons-nous, si vous le voulez bien, au mois de novembre 1670 au moment de la création de
Bérénice : Racine est alors un fringant jeune homme de trente ans, à peu près le même âge que le roi, très à la mode et qui vole de succès en succès.
Pierre Corneille, soixante-quatre ans (c'est très vieux pour l'époque), est au pinacle des auteurs tragiques mais c'est une gloire du passé, ses grands succès,
le Cid, Horace, etc. datent de trente ans auparavant (
Le Cid fut créé presque trois ans avant la naissance de Racine). Il a certes du prestige mais il est passé de mode.
Ajoutons à cela que l'Hôtel de Bourgogne et le Théâtre du Palais-Royal, les deux principales scènes parisiennes d'alors, se tirent une bourre pas possible pour essayer d'écraser son concurrent. le hasard faisant que des gens de l'Hôtel de Bourgogne furent au courant que le grand
Corneille, sous contrat avec le Palais-Royal, préparait une pièce sur les amours de l'empereur romain Titus et de la reine de Palestine
Bérénice, ceux-ci s'empressèrent de commander à Racine une tragédie sur ce même thème.
Sachant que papy
Corneille n'avait plus besoin de travailler rapidement et que l'autre s'est fait un devoir de le coiffer sur le poteau, c'est donc Racine qui présente sa pièce en premier, l'intitulant
Bérénice — titre que
Corneille avait pressenti pour sa pièce — obligeant ce dernier à changer son titre en
Tite et Bérénice pour sa propre pièce qui sort tout juste une semaine plus tard dans le théâtre concurrent.
L'histoire retient donc une victoire totale de Racine, pigeonnant son aîné, et remportant plus de succès que celui-ci. Cet état de fait poussent beaucoup à considérer l'oeuvre de
Jean Racine comme très supérieure à celle de
Pierre Corneille. Mais, m'étant aventurée à lire ces deux pièces coup sur coup, je ne partage pas du tout cet enthousiasme unilatéral.
Certes je ne suis pas là pour comparer les deux oeuvres qui d'ailleurs se répondent et se complètent bien plus qu'elles ne se marchent sur les pieds. Mais je ne vois nulle part où la versification racinienne serait tant supérieure à celle de
Corneille ni en quoi sa gestion de l'intrigue surclasserait celle de son aîné. Je crois plutôt à un effet de mode qui fait long feu, sachant que les effets de mode de 1670, vus de notre fenêtre de l'an 2015, ont un petit quelque chose de risible.
Racine dans sa pièce nous proposait un ménage à trois entre Titus,
Bérénice et Antiochus avant l'exil de
Bérénice.
Corneille place quant à lui sa comédie héroïque au retour d'exil de
Bérénice et ne nous parle plus d'un ménage à trois mais d'un ménage à quatre entre
Tite et Bérénice d'une part, (ça, vous l'auriez deviné), mais aussi avec Domitie et Domitian d'autre part.
Comme le dit la chanson de Brel, la valse à quatre temps, c'est beaucoup moins dansant mais tout aussi charmant qu'une valse à trois temps. du coup, l'histoire se complique avant l'heure d'une manière de Double Inconstance de
Marivaux, que je vais essayer de vous présenter rapidement.
Domitie (entendez Domitia Longina, celle dont le buste à chevelure d'éponge est exposé au Louvre) est une prestigieuse belle romaine, de la lignée impériale de Néron et fille de Corbulon, le magnifique général qui a soumis l'Arménie et vaincu les Parthes. Domitian (entendez le futur empereur Domitien) n'est autre que le frère de Tite (entendez l'éphémère empereur Titus) et le fils de l'empereur Vespasien.
Cela fait déjà un beau pedigree. Je ne m'attarde pas sur Titus (voir ma critique de
Bérénice) et précise seulement que
Bérénice est la petite fille du roi Hérode, reine juive du royaume de Judée, rebaptisée Palestine par les Romains après leur conquête (et surtout après la révolte de Bar Kokhba).
La pièce de Racine nous avait montré comment, malgré l'amour fou qui unissait réciproquement
Bérénice à Tite, celui-ci s'était vu contraint par la pression populaire romaine et le sénat à renoncer à un mariage avec elle et à " exiler "
Bérénice hors de Rome en la renvoyant dans son royaume de Palestine.
Chez
Corneille, les années ont passé et l'on retrouve une situation trouble où Domitie est amoureuse de longue date de Domitian. Mais elle est orgueilleuse, mais elle est ambitieuse cette belle dame, si bien que voyant Tite toujours à caser car n'arrivant pas à se retirer du coeur l'épieu nommé
Bérénice, elle se dit soudain : « Aimer le jeune frère d'un empereur, c'est ballot, c'est comme de voir une éclipse totale de soleil à 98 %, c'est gâcher le spectacle. »
De sorte que Domitie aux dents longues verrait d'un très bon oeil que Tite la demande en mariage, même si elle n'éprouve rien pour lui amoureusement. Tite, dans le même esprit, est tout près de conclure l'affaire, sans amour, mais puisque Rome le veut, l'exige et quand l'on est empereur à Rome, l'on n'est presque plus homme ; la politique prend le pas sur la poétique.
Le dindon de la farce, comme vous le voyez, pour l'heure c'est Domitian. Mais il n'a pas encore dit son dernier mot, l'animal ! Il se dit — à raison — que si par un surprenant hasard,
Bérénice se trouvait sur le chemin de Tite, les palpitements du coeur du frangin repartiraient comme en quarante (euh…, en 75 après JC, en vrai).
Et là, fatalement, quand on passe de la valse au quadrille, il faut un peu accorder les violons. Tite ne sait plus du tout s'il veut se marier avec Domitie, cette dernière, furieuse, demande à son véritable amour, Domitian, de l'aider dans son projet vis-à-vis de Tite, mais Domitian, pas folle la guêpe, s'arrange précisément pour la faire bisquer en prétendant que si elle ne veut plus de lui, il va demander la main de
Bérénice…
L'orage gronde dans le crâne de la tempétueuse Domitie qui redoute de se retrouver le bec dans l'eau, ce que sa fierté ne tolèrerait pas. Pourtant elle aime Domitian, mais c'est un titre qu'elle veut… et le titre, c'est Tite. Et Tite, que fera-t-il ? Va-t-il finalement l'envoyer paître son sénat et se marier avec qui il aime vraiment ? Et
Bérénice dans tout cela ?
J'aime autant vous laisser découvrir la fin par vous-même car j'ai très peur de me ramasser un coup de balais sur la tête de la part de Domitie qui devient hystérique dès qu'on parle d'homme ici…
Il demeure une bonne pièce, sans doute pas exceptionnelle, mais qui n'a absolument pas à rougir devant la
Bérénice de Racine ; les deux se complétant et se répondant d'ailleurs admirablement car prenant la suite l'une de l'autre. Quant à vous, prenez plaisir, comme je l'ai fait moi-même, à mener votre propre petite enquête en vous souvenant que tout ceci, une fois encore et je ne le répèterai jamais assez, n'est que mon avis, un peu tiré par les cheveux (pas la chevelure de
Bérénice, qui elle est une homonyme et était reine d'Égypte au IIIème siècle avant J.-C.) et qui ne représente pas grand-chose.