Je remercie vivement les éditions L'Iconoclaste et Masse critique Babelio pour m'avoir fait découvrir ce livre, qui porte maintenant le titre de "Comprenne qui voudra".
Le livre de
Pascale Robert-Diard et
Joseph Beauregard retrace de façon concise le résultat de leur enquête sur l'histoire tragique de
Gabrielle Russier. Une centaine de témoins, dont plus d'une vingtaine sont les anciens élèves de la jeune professeure, ont évoqué leurs souvenirs et confié leurs archives personnelles aux deux auteurs. le récit que ceux-ci ont construit se fonde sur des faits, narrés dans un style journalistique bref, dont l'objectivité ne semble pas pouvoir être mise en doute.
Faut-il rappeler l'histoire dont André Cayatte a tiré un film "Mourir d'aimer", sorti en 1971, avec
Annie Girardot dans le rôle principal ? le résumé tient en quelques lignes : jeune professeure de français et latin, mère de deux enfants,
Gabrielle Russier, 30 ans, est nommée au lycée Nord de Marseille en septembre 1967. Proche de ses élèves, elle partage avec eux sa passion pour la littérature et n'hésite pas à les rencontrer en-dehors du lycée, au café, chez elle et à lier avec eux des liens amicaux. Avec l'un d'eux, Christian, lycéen de 16 ans, elle vit une histoire d'amour. Alors que Mai 68 voit fleurir des slogans tels que "il est interdit d'interdire", les parents du jeune homme, professeurs d'université pourtant proches des idées défendues par les étudiants, portent plainte pour détournement de mineur.
Après un séjour en prison et une condamnation avec sursis, amnistiable dans le contexte de l'élection présidentielle,
Gabrielle Russier doit affronter un nouveau procès en appel. A bout de résistance, elle se suicide le 1er septembre 1969.
Le 22 septembre, en réponse à la question d'un journaliste évoquant
Gabrielle Russier lors d'une conférence de presse,
Georges Pompidou, nouvellement élu à l'Elysée, cite un passage d'un poème que
Paul Eluard écrivit en 1944 en hommage aux femmes qui furent tondues :
"Comprenne qui voudra,
Moi mon remords ce fut,
La victime raisonnable
Au regard d'enfant perdue,
Celle qui ressemble aux morts,
Qui sont morts pour être aimés"
Habile manière de dire sa compassion sans prendre parti ! "La presse cherche des coupables" (p.145) et l'opinion publique se déchire entre les tenants de la liberté d'aimer et ceux qui s'effraient de voir une professeure défier l'autorité parentale et sortir de son devoir de réserve. Par des extraits d'articles judicieusement choisis, les auteurs montrent le choc causé par la mort de
Gabrielle Russier, mais aussi les questions, les hypothèses, les avis péremptoires des uns et des autres. Un dossier d'archives photographiques et de textes écrits par la jeune femme conclut ce document lapidaire.
Evidemment j'ai été intéressée, passionnée même, par ce récit, diablement bien construit et si bref qu'il semble aller tout droit à l'essentiel. La forme est, à mon avis, cohérente, parfaite.
Ceci dit, il n'est pas facile de faire abstraction du fait divers et de ne se centrer que sur le livre et sur la manière dont il l'aborde. Et là, je me sens un peu mal à l'aise car il me semble que, même si les auteurs fondent leur enquête sur des faits, la manière d'agencer ceux-ci, de les mettre en relation ou en opposition, exprime un point de vue. Leur point de vue (partagé avec beaucoup, dont je suis, mais là n'est pas la question). Je suppose que les parents de Christian auraient construit un tout autre récit à partir strictement des mêmes faits. Si bien que j'ai l'impression que "Comprenne qui voudra" va beaucoup plus loin que l'histoire de
Gabrielle Russier et qu'il engage des interrogations, des réflexions sur le rôle de chroniqueur judiciaire, sur celui de journaliste, d'une manière générale, mais aussi sur le fonctionnement de la justice. Car, finalement, cette enquête journalistique utilise la méthode d'audition de témoins, tout comme l'enquête judiciaire. Mais dans quelle mesure les témoins sont-ils fiables puisque, eux aussi, font un récit à partir de leur propre point de vue ? En définitive, c'est assez vertigineux comme perspective !
Cette enquête ouvre également tout un champ de questions d'un autre ordre : qu'en serait-il aujourd'hui ? Un ou une professeur-e amoureux-se d'un élève de 15-16 ans pourrait-il-elle éviter absolument la colère, l'incompréhension, les accusations des parents et d'une partie de la société ? Certes, un couple célèbre nous laisse penser que les temps ont changé depuis
Gabrielle Russier. Mais est-ce vrai pour tout le monde et quel que soit le contexte ? Est-ce que là aussi tout ne serait qu'une question de point de vue ? Selon que l'on se place du côté de l'amour, du côté de la loi, du côté de la morale bourgeoise, du côté des parents, du côté de l'adolescence, du côté de la confiance ou du côté de la peur...
Les deux journalistes mettent en évidence l'influence probable des évènements de mai 68 sur le déroulement de l'histoire. Les désillusions qui suivirent sont aussi celles de Gabrielle et l'histoire de celle-ci se confond avec celle du mouvement vers une autre société. En 1969, un homme marche sur la Lune,
Gabrielle Russier met fin ses jours et les pavés sont rangés.
Vous l'aurez compris ce livre n'a pas fini de me faire gamberger ! Mais je n'oublie pas non plus que c'est avant tout un bel hommage plein de compassion pour "une femme amoureuse de 32 ans, qui avait voulu croire que 1968 était la "première année du monde"" (p.161).