Ce livre est d'une lecture difficile mais il mérite l'effort car il examine un aspect mal compris du judaïsme, sa vitalité spirituelle et mystique sur deux millénaires, et son ouverture à d'autres écoles de pensée – néoplatonicienne, soufi et chrétienne. Les dictionnaires ne rendent pas justice à
la Kabbale, hésitant entre occultisme et mystique. C'est le cas du Dictionnaire culturel en langue française
De Robert avec ses deux entrées : Cabale « Science occulte qui prétend faire communiquer ses adeptes avec des êtres surnaturels », et Kabbale « Tradition juive donnant une interprétation mystique et allégorique de l'Ancien Testament, notamment par un déchiffrage formel de suite de lettres et de nombres ».
Scholem nous avertit : «
La Kabbale n'est pas un système simple dont les concepts fondamentaux puissent être expliqués d'une façon directe et simplifiée, mais il s'agit plutôt d'une multitude d'approches différentes, souvent très éloignées les unes des autres et parfois tout à fait contradictoires » (p 163). Il dit ailleurs, de façon plus positive : «
La Kabbale représente une tentative théologique, accessible à une minorité, dont l'objectif était d'introduire dans la structure du judaïsme traditionnel, sans porter préjudice à ses principes fondamentaux non plus qu'à ses normes de conduite, une perception essentiellement mystique du monde » (p 303). Une tentative de résumé est donc exclue et le lecteur se reportera à une table des matières très développée.
Plusieurs points sont frappants pour le contemporain de culture occidentale. Dans son chapitre sur l'évolution historique de
la Kabbale,
Scholem illustre la relation d'amour/haine du christianisme vis-à-vis du judaïsme : Jules III ordonne un autodafé du Talmud en 1553, et pourtant la bibliothèque Vaticane conserve de nombreux manuscrits kabbalistes.
La Kabbale fascine les intellectuels de la renaissance, et
Pic de la Mirandole l'omniscient y trouve même les preuves de la Trinité et de l'Incarnation ! Dans les concepts fondamentaux de
la Kabbale, c'est la cosmogonie — antérieure à la Genèse — qui accapare l'attention. Dans l'enseignement de
Moïse Cordovero et d'Isaac Luria (Safed, 1534-1572), Ein-Sof, l'Être éternel et infini, proche de l'Un des néoplatoniciens, active Sa volonté et Ses émanations (les Sefirot) pour créer un cosmos fait de sphères concentriques, traversées par le rayon de la pensée divine. Une contraction de Dieu — le zimzum — est nécessaire à la création hors de Dieu car à défaut l'univers serait Dieu et ce serait le panthéisme de
Spinoza, hérésie écartée plusieurs siècles à l'avance : « Dieu est tout ce qui existe, mais tout ce qui existe n'est pas Dieu » (p 248). Frappante aussi est la mise en abyme du Nom ineffable dans la Torah — laquelle dévoile le Nom mystique par le développement du nom des lettres qui composent le tétragramme — et l'idée que l'omission d'un seul de ses mots en détruirait l'équilibre sacré. Enfin la place de l'homme au centre d'une orbite de révolution dans une transmigration des âmes : « Tout se sépare de l'Un et retourne à l'Un, et le point de retour de ce cycle se trouve en l'homme » (p 252).
Ces éclats de compréhension de la part du contemporain occidental sont partiels et probablement fautifs. Il en reste une perception vertigineuse, qui interroge sur la formation des idées des kabbalistes : provient-elle d'une vision mystique, d'une nouvelle révélation, mise en forme et amplifiée par l'entraînement à la géométrie et aux nombres au sein d'une religion aniconique ? Pas de trace en effet des riches populations de dieux, de géants, de héros et d'animaux fabuleux de la mythologie gréco-latine. Une autre interrogation est la réception de la (des) Kabbale(s). Un chapitre est consacré à son rayonnement, c'est-à-dire à sa réception positive, mais ne discute guère l'opposition d'une éventuelle orthodoxie. La raison apparaît peut-être p 180, à propos des Sefirot : « Il n'existe pas de définition canonique » qui pourrait s'opposer à une orthodoxie. Quoiqu'il en soit, ces conceptions théologiques — aussi complexes que la christologie dans l'Église primitive et la sainteté des icônes dans l'Empire byzantin — n'ont pas été le motif de ruptures politiques ni de massacres.
Après les concepts fondamentaux de
la Kabbale, le lecteur trouvera des chapitres plus faciles touchant des personnages insignes comme Isaac Luria, le poète philosophe, Shabbataï Zevi, le messie apostat, ou des figures cabalistiques au sens courant comme la chiromancie, la numérologie (la gematria), la démonologie, Lilith et le Golem.
Scholem écrit ses articles avec une pénétration méticuleuse (le livre compile ses contributions à l'Encyclopedia Judaica), en historien scrupuleux qui rend compte de toutes les variantes qu'il a rencontrées, sans laisser paraitre aucun signe d'adhésion personnelle ou religieuse. le nombre des références et l'index des personnes citées sont impressionnants. En revanche le glossaire fourni par l'éditeur est très insuffisant, alors qu'on trouve une dizaine de mots en italique par page. Il ne définit pas des concepts aussi fondamentaux que l'Ein-Sof, la Merkavah, les Sefirot ou le zimzum.