Récit du tour d'Europe effectué par
Schopenhauer – âgé de 15 ans – et ses parents, de mai 1803 à août 1804.
Son impressionnant carnet d'adresses permet à la famille d'être régulièrement invitée dans la bonne société tout au long de son périple. le programme consiste en visites touristiques et à aller aux concerts, au théâtre et à l'opéra autant de fois que possible.
Les descriptions des paysages, monuments, jardins, musées, manufactures… sont très nombreuses – sans doute trop – et montrent la sensibilité et la grande maturité de l'auteur.
Les plus intéressantes concernent ce qui a le plus changé : l'agriculture, l'état des routes, l'entretien des villes... et en particulier les moeurs.
La qualité de l'accueil à Rotterdam s'oppose ainsi aux « dîners anglais ennuyeux et guindés » ; on découvre qu'entre Orléans et Bordeaux, on est importuné à chaque poste par « une foule de femmes insupportables » qui vendent des couteaux ; que les habitants de Chamonix et de Genève sont d'une amabilité extrêmes comparés au reste de la Suisse…
A Montpellier : « En ce moment il y a surtout des Anglais qui viennent séjourner dans le midi de la France, région peu onéreuse, aussi bien pour refaire une bourse qu'une santé. En d'autres temps, ils sont très nombreux. Ce rassemblement d'étrangers donne à Montpellier l'aspect d'une ville de cure. »
A Marseille : « Je suis convaincu que Marseille est la plus belle ville de France. (...) Je trouve que Marseille a beaucoup de ressemblance avec Londres. (...) On y rencontre des gens de toutes nationalités, surtout beaucoup de Turcs, de Grecs et de Marocains, qu'on croise partout, et dont les vêtements originaux n'attirent plus le regard des Marseillais, qui y sont habitués. »
A Vienne (Autriche) : « Une particularité de la société viennoise est qu'elle s'exprime partout en français alors qu'elle est composée d'Allemands. On entend davantage parler français qu'allemand. Cette habitude est assez ridicule et de ne s'explique que par le fait que le français en tant que langue de conversation dépasse en qualité toutes les autres, et aussi parque que l'allemand parlé à Vienne est très mauvais. Mais cette habitude devient tout à fait insupportable lorsque le français, comme cela se produit de manière effrayante, est atrocement mutilé, ce qui n'arrive que trop souvent. En société on mange très bien et copieusement à Vienne, mais chez les traiteurs et dans les endroits publics c'est affreux. (...) Ce qui est étonnant à Vienne, c'est le nombre de Turcs qu'on y voit ; ils y sont presque aussi nombreux qu'à Marseille, mais en grande partie ce sont des Arméniens et très différents, quant aux vêtements, des Marocains qu'on voit à Marseille. Dans tous les cafés, et tous les endroits publics, on a mis des coussins spécialement pour eux. »
Les deux mois passés en France de novembre 1803 à janvier 1804 dans la foulée d'un séjour en Angleterre sont l'occasion de nombreuses comparaisons entre Londres et Paris.
Le bon pavement et la propreté des rues de Londres s'opposent ainsi aux ruelles en ruisseau de Paris pleines de boue et mal pavées.
« Les rues me semblent désertes, comparées à celles de Londres qui sont animées par un incessant tourbillon de voitures et de piétons. (…) mais ici, plus souvent qu'à Londres, on découvre quelques beaux bâtiments, et quelques belles places. Nous sommes passés par la rue Saint-Honoré où se trouvent les plus belles boutiques de Paris, mais elles sont moins attrayantes que celles de Londres. La perspective que l'on a du pont Neuf est très belle. Ce quartier est très animé mais le pont Neuf en lui-même ne rivalise par – et de loin – avec les ponts de Londres. (…) Nous sommes passés devant
Le Louvre et le Palais des Tuileries, qui sont bien dignes de la gloire et de la renommée qu'ils ont acquises et d'être considérés comme deux des plus beaux bâtiments d'Europe. Nous traversâmes aussi la place Vendôme qui, sans aucun doute, n'a pas son équivalent à Londres. »
Au Palais Royal, « se trouvent des boutiques aussi luxueuses et élégantes qu'à Londres, qui distraient les promeneurs qu'on voit à longueur de journée déambuler sous les arcades. »
A Notre-Dame de Paris : « La façade est surchargée d'ornements, par exemple des centaines de petits saints affreux ont été sculptés dans le portail. de plus, elle n'est pas d'un style gothique absolument pur et sa beauté ne se compare pas avec celle de la cathédrale d'Anvers ou la Westminster Abbey. A l'intérieur, on découvre quelques tableaux médiocres. »
A Montmartre : « Si je compare cette vue avec celle que l'on a de la tour de la cathédrale Saint-Paul de Londres, il saute aux yeux que Paris est beaucoup plus petite. »
Les commentaires de
Schopenhauer, toujours plus attaché à l'observation qu'à la réflexion, présentent un grand intérêt en donnant des indications précises, datées, sur des détails de l'état du patrimoine souvent négligés par d'autres ouvrages sur la période :
A Versailles : « Bien qu'il ne soit pas aménagé au goût du jour et ne réponde pas aux critères esthétiques actuels, selon lesquelles tout ce qui est ancien est à bannir, la majesté de ce parc, qui en aucun cas ne peut être niée, les escaliers tout en marbre qui conduisent à de somptueuses terrasses, les grandes allées rectilignes bordées de statues de marbre, conviennent beaucoup mieux à la résidence d'un roi que les allées tortueuses d'un jardin anglais. (…) C'est d'ailleurs avec grand plaisir que l'on constate que ce jardin a très peu souffert après la Révolution. Tout est en parfait état et le gouvernement actuel en prend soin. (…) Les meubles et tapisseries du château ayant été vendus, il n'y a plus trace de l'ancienne splendeur. »
Au Panthéon : « Il n'est pas encore achevé, et ne le sera certainement pas de sitôt. Cependant, c'est sans nul doute un des plus beaux bâtiments d'Europe, (…) jusqu'à ce jour, seul
Jean-Jacques Rousseau y repose. »
A Lyon à propos de la place Bellecour : « On est consterné de voir cette belle place jonchée de pierres, débris des maisons qui ont été démolies à l'époque où avait été prise la folle résolution d'anéantir toute la ville.
Bonaparte a posé lui-même la première pierre en vue de la reconstruction de la ville, mais ceci n'a guère donné de résultat. »