C'est bizarre, le hasard ! Mais s'il était conventionnel, il n'y aurait pas de rencontres imprévues. Deux Turcs arrivent successivement par la bibliothèque tournante, de quoi en être chaviré. Après Nadim Gürsel, voici
Elif Shafak, après l'Iran, l'île de Chypre. Je n'aurais sans doute jamais été attiré par ces deux livres s'ils n'avaient pas eu l'idée géniale tout autant que saugrenue d'atterrir dans la boîte aux lettres.
La Turquie fait l'actualité, elle tremble dans ses fondements, mais que dire de Chypre, confrontée entre deux civilisations, deux cultures, deux religions ! Et ce n'est pas la zone centrale, neutre, - ligne verte ! - qui lui permettra de retrouver ses racines.
Elif Shafak a choisi l'arbre, et particulièrement le figuier, pour nous conter l'âme de cette étrange île, sortie de l'eau aux confins de deux continents.
Ficus carica, la plante la plus ancienne de Chypre, une évidence pour expliquer la disparition des arbres.
Je n'avais pas été subjugué par «
L'Arbre Monde » de
Richard Powers, j'ai abandonné récemment «
Lorsque le dernier arbre » de
Michael Christie. Et pourtant, c'est un sujet qui me branche, comment comprendre ce manque d'intérêt pour deux romans qui ont fait sensation dans ce domaine ?
J'ai beaucoup apprécié les livres qui parlent des arbres d'un point de vue naturaliste. «
Plaidoyer pour l'arbre » de
Francis Hallé, «
Les arbres, entre visible et invisible », de
Ernst Zürcher, «
La vie secrète des arbres » de
Peter Wohlleben, autant de titres qui m'ont conforté dans l'idée que nos frères en bois ont beaucoup à nous apprendre.
Il a fallu que je lise « L'île aux arbres disparus » pour que je comprenne l'évidence.
Un mot caractérise la bienveillance que procure ce roman qui relate pourtant des moments sombres dans l'histoire de ce petit pays. Ce mot c'est « émotion ». Ce livre en dégouline, ça sort de l'écorce comme la sève au printemps. Sensibilité, exaltation, poésie, voilà ce qui manque à mes sens aux deux autres livres précités pour procurer le plaisir de la lecture.
Rares sont les écrivains qui savent mettre en relation la science avec l'humain, la nature avec l'écriture. Pour moi,
Elif Shafak a parfaitement rendu cette dualité qui consiste à exprimer des sentiments en expliquant le bonheur d'être en vie. Elle a donc rempli sa mission de donner envie, de permettre d'aller au bout d'une histoire complexe en mélangeant nature et culture, histoire et science, région et religion. Peut-être faut-il être femme pour procurer autant d'émotion.
« Un jour, cette douleur te sera utile », ces mots d'
Ovide relatés par un mulot dévoreur de livres – allusion au «
Firmin » de
Sam Savage lu récemment ? - et cités à la fin de l'histoire, expriment tout ce qui fait la force de ce roman.
Etre passé par le malheur pour comprendre et apprécier le bonheur.
Après émotion, deux autres mots méritent d'être mis en exergue : migration et transmission.
Mettre en relation la migration des humains confrontés à la guerre et à l'exil avec celle des oiseaux et des papillons qui font escale à Chypre est tout simplement bouleversante. le caviar chypriote, vous connaissez ? Non, alors lisez ce livre, je ne vous dévoilerai rien au risque de me brûler les ailes.
Le thème de la transmission apparaît également tout au long du récit. Parasites, traumatismes, mémoire, là encore, toute vérité est-elle bonne à dire ? Peut-on être déraciné ?
« Nous les arbres, nous ne pouvons qu'observer, attendre et témoigner ».
Puisse l'étude de la dendrologie nous permette d'être tendre au logis.
Les arbres gardent la mémoire du temps. Il est grand temps d'en prendre de la graine. Nous sommes interdépendants avec toutes les autres espèces qui nous entourent.
Enterrer le figuier pour l'aider à passer l'hiver, voilà un rite ancestral qui donne une signification primordiale à notre rapport à la terre.
Transplanter une bouture pour transmettre la vie dans un autre pays, voilà qui est transcendant.
Ada est née à Londres au même moment que le jeune figuier adoptait sa nouvelle terre. D'un père grec et d'une mère turque vivant à Chypre.
Plusieurs époques, plusieurs lieux, un même combat, celui de la liberté.
Un jour, Munch est entré dans la classe d'Ada. Elle pousse un cri, colère et désespoir mélangés, à la recherche de son identité .
Je ne vous en dis pas plus, mais c'est une histoire envoûtante racontée par une autrice qui a su trouver un curieux mélange de nature et de merveilleux, de chagrin et de bonheur pour nous relater le monde des déracinés.
Le figuier a pris la parole, celle d'un aïeul capable de transmettre ses émotions.
Cinq minutes pour l'abattre, cinquante ans pour le refaire, ne l'oublions pas.