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EAN : 9780571235797
448 pages
Faber and Faber (07/04/2016)
5/5   2 notes
Résumé :
1606: William Shakespeare and the Year of Lear traces Shakespeare's life and times from the autumn of 1605, when he took an old and anonymous Elizabethan play, The Chronicle History of King Leir, and transformed it into his most searing tragedy, King Lear.

1606 proved to be an especially grim year for England, which witnessed the bloody aftermath of the Gunpowder Plot, divisions over the Union of England and Scotland, and an outbreak of plague. But it... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (2) Ajouter une critique
"Nothing can come of nothing..."
("Le Roi Lear")

... et après avoir fini cette suite libre de "1599", je ne sais pas si je suis davantage reconnaissante à James Shapiro pour ses brillants essais sur Shakespeare, ou à Shakespeare pour avoir inspiré les livres de Shapiro. Mais laissant de côté l'éternelle question de l'oeuf et de la poule, ce fut encore une fois une passionnante excursion dans l'histoire de l'Angleterre, observée par-dessus l'épaule du grand magicien Will ; un voyage dans le temps qui nous fera comprendre que même Shakespeare n'a pas pu créer ses pièces à partir de "rien".
Tout comme dans son ouvrage précédent, Shapiro souffle sur la poussière dorée qui recouvre le dramaturge depuis l'époque romantique. En 1606, Shakespeare a 42 ans, et à cet âge vénérable il a déjà très probablement quitté la scène pour se consacrer avant tout à l'écriture. Il lit beaucoup, travaille beaucoup, n'hésite pas à faire appel à des collaborateurs, ni à remettre au goût du jour les pièces anciennes passées de mode (ce qui sera notamment le cas du Roi Lear).

L'année 1606 était "une grande année pour Shakespeare, mais une terrible année pour l'Angleterre".
L'auteur remarque avec justesse qu'on voit volontiers Shakespeare comme un dramaturge élisabéthain, mais en 1606 bien des choses ont déjà changé.
Jacques IV d'Ecosse, fils de Marie Stuart, monte sur le trône anglais en 1603 en tant que Jacques Ier, avec un grand rêve d'unifier le pays. Ce rêve ne se réalisera pas de son vivant, mais c'est la fin de l'ancienne Angleterre, et le mot "Britain" est désormais en vogue. Jacques est un monarque à la fois éclairé et très superstitieux. On en dresse un portait étonnant, de sa splendide traduction de la Bible, en passant par les cas de sorcellerie qu'il suivait personnellement, jusqu'aux signes occultes gravés sous le plancher de sa salle de conseil, censés éloigner le mauvais sort. Sachant qu'il y avait de quoi se méfier...
En 1606, le pays est toujours sous le choc de la conspiration des Poudres, une véritable attaque terroriste visant le roi, sa famille et tous les membres du parlement, déjouée l'année précédente. Les conspirateurs sont appréhendés et très sévèrement punis (Shapiro n'a pas passé des années à fouiller les archives pour rien, et accompagne son récit de maints détails minutieux), mais la paranoïa règne dans le pays, et les actions anti-catholiques se durcissent. Ceux qui refusent d'assister aux rites protestants sont désormais soumis à un interrogatoire (ce qui sera aussi le cas de Susanna, la fille "rebelle" de Shakespeare).
Puis, en plein coeur de Londres, est retrouvée une autre "bombe" : un traité qui explique aux catholiques comment mentir sous serment sans alourdir leur âme par un péché mortel. Tout un art de procéder par des non-dits et par des demi-vérités. le verbe "équivoquer" est désormais dans toutes les bouches, et personne ne croit plus personne.
Ajoutez-y une des plus grandes épidémies de peste que Londres n'ait jamais connue, et voilà l'année 1606 dans toute sa splendeur, qui renvoie aux thèmes principaux de "Le Roi Lear" et de "Macbeth" : royaumes éclatés, traîtrises, discours faits de demi-vérités, paranoïa, peur, folie et l'analyse du Mal sous toutes ses formes.
On commence déjà à se tourner avec nostalgie vers le "bon vieux temps" d'Elisabeth, pourtant si détestée vers la fin de son règne, et ce regret de la gloire passée d'un monde ancien trouvera son écho dans "Antoine et Cléopâtre", la troisième pièce que Shakespeare écrira cette année-là.

Même le théâtre change, et passe à la mode "baroque". Shakespeare est toujours copropriétaire du Globe, mais la troupe (devenue désormais la troupe du roi en personne, un grand honneur) joue également au théâtre de Blackfriars, ancien prieuré dominicain reconverti en véritable scène moderne avec éclairage, coulisses et machinerie élaborée permettant des "effets spéciaux". A la cour, de nouveaux genres sont en vogue, particulièrement les "masques", shows grandioses et hors-de-prix, permettant aux aristocrates eux-mêmes de se mettre en valeur en tant qu'acteurs. Ces allégories à la gloire de familles nobles n'ont jamais intéressé Shakespeare, mais il a dû sans doute ressentir une pointe de jalousie envers son ami et rival Ben Jonson, qui s'est lancé avec grand succès dans cette entreprise lucrative, car les consignes scéniques pour "Antoine et Cléopâtre" sont déjà bien plus élaborées que dans ses pièces précédentes.
Shapiro raconte encore bien plus : comment les Londoniens ont vécu l'épidémie de la peste, qui a frôlé le seuil de la chambre que Shakespeare louait dans la paroisse de St. Olav. Comment Shakespeare a joué l'"entremetteur", pour marier la fille de sa logeuse. Comment il s'est retrouvé lié aux conspirateurs à cause de sa parenté revendiquée avec la famille Arden (qui lui a permis d'obtenir un blason et un titre de noblesse une dizaine d'années plus tôt) et via ses transactions commerciales. Comment le public a été choqué par sa version sombre de l'ancienne pièce anonyme "King Leir"... Mais il est peut-être temps de fermer le rideau.

Le livre ne le raconte pas, mais le Grand Will passera encore six années à Londres (la période où il va se tourner vers les romances chargées de symboles et de magie, comme "La Tempête" ou "Le Conte d'Hiver"), avant de retourner définitivement à Stratford où il mourra en 1616. Etait-il malade ? Trop vieux pour le théâtre ? A t-il senti que "l'âge d'or" de tout cela est passé, et que ce monde n'était plus le sien ? On ne le saura probablement jamais.
Mais on dit souvent que les mots de Prospero, un autre grand magicien, prononcés dans l'avant-dernier acte de "La Tempête", sont une sorte de testament théâtral de Will :

"Maintenant voilà nos divertissements finis ; nos acteurs,
comme je vous l'ai dit d'avance, étaient tous des esprits ;
ils se sont fondus en air, en air subtil :
et, pareils à l'édifice sans base de cette vision,
se dissoudront aussi les tours qui se perdent dans les nues, les palais somptueux,
les temples solennels, notre vaste globe, oui, notre globe lui-même,
et tout ce qu'il reçoit de la succession des temps ;
et comme s'est évanoui cet appareil mensonger, ils se dissoudront,
sans même laisser derrière eux la trace que laisse le nuage emporté par le vent.
Nous sommes faits de la vaine substance dont se forment les songes
et notre chétive vie est environnée d'un sommeil."
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Avec ce bel essai historique, James S. Shapiro répare une injustice et rétablit un équilibre. On a l'habitude de ne voir en Shakespeare qu'un génial dramaturge de l'époque élisabéthaine, en oubliant que la seconde grande époque de sa vie d'artiste se place sous le règne de Jacques I° Stuart, qui régna après la mort d'Elisabeth en 1603. C'est à ce roi écossais, fils de Marie Stuart qu'Elisabeth fit exécuter, que Shakespeare et sa troupe durent leur avancement, la protection du titre de King's Men, et une certaine sécurité financière. On oublie aussi que plusieurs pièces inégalables de l'auteur ont été créées et publiées sous Jacques I° Stuart, et non sous Elisabeth Tudor. Shapiro écrit donc sur un Shakespeare peu connu, peu frayé, le Shakespeare jacobéen.

Comme dans son précédent ouvrage consacré à l'année 1599, l'auteur fonde sa réflexion et sa lecture de Shakespeare sur une prodigieuse enquête, fouillée et aussi minutieuse qu'il est possible. Il peut ainsi recréer le cadre historique, mental et social de ses oeuvres, tout en avertissant le lecteur qu'il ne lui est pas possible de savoir ce que Shakespeare pouvait bien ressentir ou vivre personnellement. A la différence de Montaigne, mort en 1593 et qui se consacra à la réflexion abstraite et au souci de soi, Shakespeare ne laisse rien transparaître de la personne qu'il était : il était, selon les mots d'un psychanalyste frotté de littérature, successivement tous les personnages qu'il créait, une sorte de Protée qu'il serait inutile de traquer pour en saisir la forme "véritable". Shakespeare de 1606 est un père : ce roi Lear et ses ingrates filles, ou le comte de Gloucester et ses deux fils ; des couples : les infernaux Lord et Lady Macbeth, les héroïques perdants Antoine et Cléopâtre ; il est enfin la foule des comparses, complices, comploteurs et fidèles, qui mènent les tragédies à bonne fin. Mais qui voudrait savoir qui était le Shakespeare concret, réduit à sa personne privée, serait déçu.

L'année 1606 n'a pas été choisie pour rien : ces pièces, le Roi Lear, Macbeth, Antoine et Cléopâtre, furent jouées devant des publics, simples spectateurs ou courtisans, qui subissaient comme l'auteur la pression des événements et des circonstances. La Conspiration des Poudres, devant éliminer le Parlement et la famille royale, ayant échoué en octobre 1605, le pays est soumis à une inquisition digne de l'étroite surveillance qui régnait en Espagne à la même époque. Il ne faut pas sous-estimer, au prétexte que nous sommes des modernes perfectionnés, l'efficacité des polices des corps et des pensées en ces temps reculés. La chasse aux catholiques et aux Jésuites bat son plein, et ne passe pas loin de la famille et des voisins de Shakespeare lui-même. Après de longues procédures et de nombreuses séances de torture judiciaire, de savants débats sur la casuistique jésuite que l'on découvre, le spectacle des supplices publics donne le frisson. Autre événement marquant : la poussée de peste qui fit des milliers de morts à Londres en été et automne 1606. Théâtres fermés, troupes décimées, panique générale, telle est la situation professionnelle d'un auteur dramatique et d'un acteur anglais cette année-là. Seul divertissement dans ces angoisses : la visite au printemps de l'héroïque ivrogne Christian IV de Danemark, beau-frère de Jacques I°, avec les innombrables cérémonies et spectacles auxquels la troupe de Shakespare, The King's Men, dut participer.

James Shapiro montre habilement comment les trois grandes pièces de cette année-là servent de chambres d'échos, et de commentaires de l'actualité, pour un public soumis à la pression des événements. Son commentaire du texte, parfois très détaillé, éclaire grandement les oeuvres jusque dans le détail des mots, des formulations ou des adaptations pour la scène. Ce livre d'histoire remarquable est donc aussi un très bon essai littéraire.

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Citations et extraits (11) Voir plus Ajouter une citation
L'un des bouts de terrain que Shakespeare loue en juillet dernier contourne Clopton House, domaine appartenant à lady et lord Carew. Carew, qui aida à écraser la révolte irlandaise, fut ensuite attaché au conseil de la reine Anne. Lui et sa femme vivent maintenant près de la cour, au Savoy à Londres. Sachant que les Carew resteront probablement loin du domaine pour un certain temps, Ambrose Rockwood visite Clopton House le samedi avant la St. Michel 1605, accompagné de deux amis, John Grant et Robert Winter de Huddington, une bourgade voisine. Les trois approchent l'intendant de Carew, Robert Wilson, et Rockwood l'informe froidement qu'il désire louer la maison pour les quatre prochaines années. Wilson répond que d'aucune façon il ne se permettrait de faire cela sans avoir reçu au préalable le consentement de son maître. Rockwood insiste, disant qu'il est "un gentleman connu de lord Carew, et pourrait facilement obtenir son accord". Peu après, selon le témoignage de Wilson, "sans trop de bruit", et pendant que Wilson est absent de la propriété, Rockwood apporte effrontément "ses affaires", rassurant la femme de Wilson qui se trouvait sur place que "tout était parfaitement convenu avec son mari". Une fois aménagé, Rockwood invita beaucoup de monde à Clopton, y compris Winter et Grant, le beau-frère de Grant Mr. Bosse, Edward Bushell et Robert Catesby avec son serviteur Thomas Bates. Wilson évoqua en particulier "un grand dîner et beaucoup d'inconnus" (1) à Clopton "le dimanche après la St. Michel", et d'autres "inconnus" venus en "berline" le 4 novembre (venir en berline était très inhabituel, car ces véhicules n'étaient en usage que depuis très récemment, et majoritairement à Londres). Que Wilson ait opté pour le mot "inconnus" est tout aussi inhabituel; ce terme, comme "étrangers" (2) était habituellement réservé à ceux qu'on désigne aujourd'hui comme des gens d'un autre pays (3). Ses propos suggèrent que les autochtones observaient de près at avec suspicion tous ceux qui n'avaient rien à faire dans les parages. Dans ce cas précis, Wilson avait une bonne raison, car Clopton House est devenu l'épicentre même de la conspiration des Poudres.

(1) strangers, (2) aliens, (3) foreigners en VO
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Les beuveries et la promiscuité à la maison Theobald étaient sans doute prodigieuses. Le portrait du roi de Danemark donné par Harington était loin d'une simple parodie d'ivrogne lubrique. Christian était connu pour avoir tenu un journal dans lequel il marquait d'une croix les jours où il était tellement ivre qu'on devait le porter au lit (et ajoutait des croix supplémentaires s'il avait perdu connaissance).
Il pouvait assumer "30 ou 40 gobelets de vin" dans une soirée, et était sans doute enchanté quand, en honneur de sa visite à Londres, les autorités civiques ont donné l'ordre que "dans les conduits de Cornhill... coule le vin de claret". L'un de ses principaux ministres a noté comment, après une séance de beuverie, Christian se renseignait auprès de lui sur la disponibilité des jeunes filles dans la taverne locale. Le roi danois a engendré au moins vingt enfants avec ses deux femmes et diverses maîtresses. Il est peu probable que Jacques se soit hasardé à rivaliser avec son beau-frère alcoolique, même pas en l'accueillant les derniers jours de sa visite sur le bord de deux navires anglais reliés par une passerelle (où deux nobles anglais étaient tellement ivres qu'ils sont tombés dans la Tamise, et que l'un d'eux est remonté nu à partir de la taille). Les scènes de la beuverie sauvage à bord d'un bateau dans "Antoine et Cléopâtre", où Lepidus doit être emporté ivre mort, ne viennent pas de Plutarque, et pourraient bien devoir beaucoup aux rumeurs sur cette grande débauche pendant la visite de Christian.
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Cette ancienne tendance d'exagérer le pouvoir des forces diaboliques avait été renforcée par la tradition théâtrale qui affirme que "Macbeth", le seul parmi les travaux de Shakespeare, est accompagné d'une malédiction : un désastre frappera tout un chacun qui prononcerait négligemment "Macbeth" dans un théâtre ; les acteurs qui oublient de l'appeler "la pièce écossaise" ou par un autre titre sécurisant doivent dire un charme pour conjurer cette malédiction. Malgré un effort ardu pour retracer cette malédiction en remontant aux premières représentations de la pièce, elle ne date pas plus tardivement que de la fin du 19ème siècle, quand l'humoriste Max Beerbohm révisait les épreuves pour la "Saturday Review" et avait fabriqué une histoire - en l'attribuant faussement à un biographe du 17ème siècle John Aubrey - que Hall Berridge, le jeune homme qui devait jouer le rôle de Lady Macbeth, "est soudainement tombé malade de la pleurésie, si bien que le Maître Shakespeare lui-même a dû jouer à sa place".
Ce que Beerbohm a inventé - et son orthographe d'époque lui a prêté une touche d'authenticité - fût rapidement accepté en tant que fait. Les acteurs ont bientôt ajouté des exemples supplémentaires sur des accidents arrivés à ceux qui jouaient dans "Macbeth" (pas vraiment surprenant dans une pièce où les combats à l'épée et les glissants couteaux tachés de sang font force apparitions), et à notre âge d'internet il est maintenant impossible de se défaire ce vieux mythe victorien.
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[Documentation et méthode]
Les historiens, romanciers et cinéastes modernes ne nous aident pas, eux qui se sont consacrés avec enthousiasme à la période Tudor, en méprisant celle du roi Jacques Stuart, malgré son importance historique. Que l'on admire Jacques, qui fut de tous les dirigeants anglais le plus intellectuel, ou qu'on le rejette (comme fit Antony Weldon en 1650) parce qu'il fut "l'imbécile le plus sage de toute la Chrétienté", il reste difficile de comprendre les oeuvres du Shakespeare jacobéen sans une connaissance approfondie de ce qu'était la vie pendant son règne. Pour aggraver la chose, les biographes de Shakespeare ont lourdement insisté sur sa vie sous Elisabeth, par intérêt pour ses années de formation. Que l'on ouvre n'importe quelle biographie, on verra qu'il reste peu de pages à lire sur les années suivant la prise de pouvoir de Jacques I° en 1603. Ce que vivait le Shakespeare jacobéen à l'un des sommets de sa carrière d'écrivain, - et qui devrait avoir une immense importance pour ceux qui étudient sa vie -, est vite bâclé, et les biographes qui s'arrêtent à l'année 1606 se dispersent stérilement à enquêter sur des rumeurs apparues des décennies plus tard, à propos d'une relation du dramaturge avec la jolie femme d'un aubergiste d'Oxford.

Après un quart de siècle de recherches et de publications sur la vie de Shakespeare, je suis douloureusement conscient que ce que j'aimerais savoir de lui, ses opinions politiques, ses croyances religieuses, ses amours, quel père, mari et ami il était, ce qu'il faisait du temps où il n'écrivait ni ne jouait, est définitivement perdu. La possibilité d'une telle biographie a disparu à la fin du XVII°s, quand les derniers témoins vivants emportèrent leurs histoires et leurs secrets dans la tombe. Les biographes modernes qui, malgré cela, spéculent sur ces choses, ou qui, en l'absence d'archives lisent ses poèmes et ses pièces comme de pures autobiographies, finissent toujours par en dire plus sur eux-mêmes que sur Shakespeare.

Cependant, même si la vie personnelle de Shakespeare en 1606 est totalement inconnaissable, il est possible de reconstituer ses pensées et ses combats avec le monde extérieur, en regardant ce qu'il écrivit dans le cadre de son dialogue avec son époque, quand il composa ces trois pièces [Le roi Lear, Macbeth, Antoine et Cléopâtre]. Ses réactions à la lecture d'une vieille pièce de théâtre, "King Leir", ou du traité de Samuel Harsnett sur les possessions démoniaques, ou encore de son livre favori, la "Vie d'Antoine" de Plutarque, peuvent être retrouvées. Bien qu'il préférât demeurer dans l'ombre, on peut l'apercevoir dans l'éclat des événements contemporains. On peut le surprendre cette année-là dans son rôle d'Homme du Roi apparaissant avec ses collègues acteurs devant le roi à Greenwich, Hampton Court et Whitehall, et dans les processions royales; en vertu de son statut officiel de Valet de Chambre - occasions pour lui d'observer la cour de l'intérieur.

A cette fin, les pages qui suivent présentent une tranche de la vie d'un écrivain, et, je l'espère, ressusciteront son monde et ses oeuvres. La richesse même de ce moment culturel entrave et permet cet effort : malgré les inconnues, dessiner une silhouette de Shakespeare exige beaucoup de travail et d'imagination, car il nous faut remonter le cours de quatre siècles et nous immerger dans les espérances et les peurs de cette époque ; mais les récompenses sont à la hauteur, car cette richesse, à son tour, nous aide à relire d'un oeil neuf les tragédies qu'il créa pendant cette année tumultueuse.

pp. 14-16, fin du prologue.
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[Jacques VI d'Ecosse, devenu Jacques I° d'Angleterre, milite pour une union des deux pays : Le Roi Lear de Shakespeare évoque les controverses liées à cette question.]
On sait que la pièce commence avec la fatale décision de Lear de diviser ses royaumes. Malgré tout, les implications n'en sont pas claires. C'est peut-être la raison pour laquelle aucun autre auteur abordant le problème de l'union ne prit le règne de Lear pour exemple, même après la représentation de la pièce de Shakespeare. Lear aurait-il été plus sage de léguer l'intégralité de son royaume à Goneril, la méchante aînée, plutôt que de répartir l'héritage entre ses trois filles ? L'erreur de Lear fut-elle de répartir la portion de Cordelia entre ses deux soeurs, et donc, de diviser le pays en deux et non en trois ? Ou encore, son échec à agir selon les principes absolutistes (selon lesquels l'autorité, et pas seulement le nom, de Roi, lui appartiennent en propre tant qu'il est en vie), ne fut-il pas sa plus grande erreur politique ? Et même si Lear retrouve le trône à la fin, l'absence d'héritier mâle ne reporte-t-elle pas à plus tard l'inévitable guerre civile ? Enfin, à la réflexion, de quelles leçons politiques ce récit légendaire anglais est-il porteur pour le présent ? Les contemporains étaient de plus en plus persuadés que cette histoire venait de récits tendancieux des origines, fabriqués par Geoffrey de Monmouth, dont l'oeuvre semblait plus mythologique que factuelle.

Shakespeare semble avoir maintenu la balance égale dans le débat pour ou contre l'union. Ceux qui cherchent une prise de position nette dans "Le Roi Lear" seront déçus (ce qui n'empêche pas les uns d'affirmer que la pièce est pour l'union, les autres de déclarer avec la même assurance qu'elle conteste et détruit la rhétorique unioniste). Pour obscurcir encore la question, avec l'évolution des débats sur l'union, les spectateurs de février 1606 et ceux de novembre comprenaient tout autrement la séparation des royaumes et les problèmes d'allégeance de la pièce. Face à la rhétorique royale qui exprimait la politique en termes familiaux, Shakespeare relève le défi avec un talent remarquable, dévoilant de profondes failles culturelles dans cette controverse, et écrit sa plus sombre tragédie, où chaque décision politique conduit au désastre.

pp. 53-54
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