La première fois que j'ai lu ce livre, c'était dans les années 1980. le titre en était alors
L'Homme Stochastique. Pourquoi avoir changé de titre ? Parce que peu de gens savent – ou savaient – ce que signifie « stochastique » et que cela nuisait aux ventes ? Allez-donc savoir…
Ce qui est sûr, c'est que je l'avais beaucoup apprécié à l'époque, et que je l'ai à nouveau beaucoup apprécié aujourd'hui. Pour les mêmes raisons ? Pas facile à dire ; c'est loin les années 1980. Allez donc savoir…
Je ne « sais » pas grand-chose hein ? A l'opposé des personnages du roman…
Lew Nichols s'adresse à nous ; il nous raconte son histoire, nous prend à témoin. Il est un spécialiste des extrapolations statistiques : il est capable de trouver des schémas directeurs dans un gros paquet de données et d'extrapoler le prochain coup que ses clients doivent jouer. Un spécialiste des big data avant l'heure quoi. Un jour, on lui propose de mettre ses talents au service d'un potentiel candidat à la mairie de New York : Paul Quinn. Hypnotisé par l'aura de Quinn, il accepte et se lance dans la prospective politique : Quinn a un destin national, c'est sûr ! Quelques temps plus tard, Lew rencontre Carvajal, un bonhomme qui n'a l'air de rien mais qui semble encore plus doué que lui pour « lire l'avenir » et qui va bouleverser sa façon d'appréhender l'existence …
Robert Silverberg nous guide dans la vie de Lew Nichols, mixant à merveille la politique New Yorkaise puis nationale sur laquelle plane l'ombre vivace de
John Fitzgerald Kennedy – d'une manière que suivra un jour
Brian K. Vaughan dans Ex-Machina –, la vie domestique harmonieuse puis tourmentée de Lew – à la manière que suivra un jour
Robert Charles Wilson –, l'émergence d'un don et son influence sur le destin national – proche de ce que
Stephen King écrira dans
Dead Zone – et une vision sans concession du futur proche. Lors de ma première lecture, ce futur proche était encore à venir et je pouvais m'exalter à contempler la peinture que l'auteur proposait. Aujourd'hui les années 1990-2000 sont derrière moi et je m'exalte à contempler dans quelle mesure il s'est trompé : sur la mode vestimentaire qui n'est pas devenue aussi débridée, sur la liberté sexuelle qui s'est plutôt racornie, sur la violence urbaine qui, si elle existe, n'a pas atteint les sommets prophétisés ici.
Silverberg excelle dans la caractérisation de ses personnages ; ils semblent tellement vivants. Je marche dans l'évolution du comportement de Lew, qui petit à petit perd le contrôle. J'applaudis en voyant le couple fusionnel qu'il forme avec Sundara se mettre à diverger essentiellement pour des raisons de paradigme à la base de la nature de l'existence, Lew se dirigeant vers le déterminisme total et Sundara vers le chaos global. Je suis émerveillé par la caractérisation de Carvajal, que son don a poussé à devenir la marionnette de sa propre vie et dont on perçoit la détresse poignante derrière le calme apparent teinté d'abattement.
Après deux lectures, ce roman va donc figurer parmi mes préférés de l'auteur, ce qui est peut-être une position minoritaire, mais je l'assume. Il y a longtemps qu'on ne le trouve plus qu'en occasion. Il mériterait à coup sûr une deuxième chance.